« Une de perdue » jouée dans votre salon

« Une de perdue » jouée dans votre salon
Théâtre participatif
  • À Sevran, la Poudrerie, créée en 2011, est un « théâtre sans lieu » qui organise des spectacles directement chez les habitant·e·s ou au sein de structures publiques.
  • Multipliant les créations participatives, sa directrice Valérie Suner a interviewé en 2023 des travailleur·euse·s sociaux·ale·s, des psychologues... sur le thème difficile de la prostitution des mineures.
  • Fruit de ces rencontres, la pièce « Une de perdue » est proposée gratuitement chez les familles des quartiers populaires et jouée régulièrement devant les élèves des collèges.

«85% de la population ne va pas au théâtre, alors on s’est dit qu’on irait directement chez elle pour démocratiser la culture » déclare la charismatique directrice de la Poudrerie, qui a reçu en décembre la Légion d’Honneur. Cette scène conventionnée d’intérêt national Art et histoire, subventionnée entre autres par le Département et la Ville de Sevran développe un projet original, en défendant un théâtre de la socialité plaçant les Sevranais·e·s au coeur de son action.
Pour ce faire, Valérie Suner, qui est aussi metteuse en scène s’appuie sur les rencontres avec les habitant·e·s et collecte leur récit pour créer des spectacles dans le cadre de commandes à des équipes artistiques. Les thèmes choisis sont plutôt contemporains et abordent l’écologie, la radicalisation, la place des jeunes hommes dans les quartiers…
« Le conseil local de prévention de la délinquance de Sevran m’a proposé de travailler sur le phénomène préoccupant de la prostitution des mineures, sur lequel le Département est très offensif par le biais de l’Observatoire des violences faites aux femmes » ajoute-t-elle.

Une cinquantaine de professionnel·le·s interviewé·e·s

Accompagnée de l’autrice Dorothée Zumstein, la quadragénaire a réalisé des entretiens auprès d’un pédopsychiatre, des psychologues, des assistantes sociales, des infirmières, des éducateurs de rue, des policiers et des responsables d’association… ayant eu affaire à ce fléau. Les interviews menées révéleront un système d’engrenage crapuleux renforcé par les réseaux sociaux et le cynisme de « loverboys », de faux petits copains utilisant la manipulation ou le chantage pour prostituer leurs victimes.

« Nous avons reçu le témoignage très fort d’une mère désespérée dont la fille a disparu, ce qui nous a donné le titre de notre pièce » confie la dramaturge Dorothée Zumstein, révoltée par l’insuffisante réaction politique et l’omerta sur ce sujet. « Des jeunes filles vivant leurs premières histoires amoureuses peuvent céder aux menaces de comptes fisha (photos intimes dévoilées sans consentement) ou aux pressions de bandes cupides ».

Après une enquête quasi-sociologique, l’écrivaine a cherché à exprimer par la fiction les souffrances intimes vécues et le phénomène de dissociation entre le corps et l’esprit permettant paradoxalement aux victimes de survivre aux violences sexuelles. « Dorothée Zumstein s’est pratiquement inspirée du film de genre pour écrire un récit tout en pudeur et en poésie » explique l’actrice Samantha Le Bas qui interprète l’amie affligée de la jeune victime. « Le scénario dévoile la dégringolade d’une jeune fille par un ensemble d’indices, comme dans un polar d’Hitchcock ».

 

Théâtre de la Poudrerie de Sevran

La création participative, partagée dans l’intimité des appartements, donne lieu à des rencontres entre les comédien·ne·s et les habitant·e·s, qui souvent ne connaissent pas l’univers du théâtre.

Le théâtre, un outil de prévention et d’émancipation

Ralph, libraire, a invité sa famille et ses ami·e·s dans son pavillon pour cette représentation inhabituelle. Valérie Suner et ses trois comédien·ne·s Shams El Karaoui, Samantha Le Bas et Eva Lallier Juan rejoignent son domicile dans une camionnette regroupant tout leur décor de théâtre : scène, paravents, projecteurs… et s’installent devant les invité·e·s curieux·euse·s.

Pendant une heure et quinze minutes, les trois jeunes filles vont captiver et émouvoir leur public, juchées sur un tréteau à quelques mètres des spectateur·rice·s ou zigzagant entre les sièges. Le scénario de la pièce, plutôt naturaliste, est simple : Inès, 14 ans, Sevranaise sort fêter Halloween avec sa copine mais rentre beaucoup plus tard que prévu. Les jours qui suivent, sa mère s’inquiète face à son comportement et recoupe progressivement les mensonges de sa fille, le public n’ayant pas plus d’informations que l’entourage de la jeune fille…

« Cette pièce qui a été interprétée avec beaucoup d’émotion est un véritable tourbillon » s’enthousiasme Gilles, 66 ans, très prolixe lors du débat qui a suivi une des 30 représentations. « La détresse des proches nous touche et on en apprend beaucoup sur ce cancer qui touche aussi bien les jeunes des quartiers populaires que des centre-villes. J’ai des petites filles et je vais peut-être leur dire de faire attention à ce qu’elles postent sur les réseaux sociaux et aux conduites à risque dans les soirées… ».

Un discours que les trois interprètes et la directrice répèteront à loisir aux collégien·ne·s, lors des séances de sensibilisation prévues après la représentation d’« Une de perdue » dans les établissements scolaires de la ville. Une façon de porter le message au plus grand nombre possible d’oreilles attentives pour que les jeunes gens sachent comment réagir pour éviter les pièges des réseaux de prostitution ou comment aider une ou un ami·e qui se mettrait en danger.

 

Théâtre de la Poudrerie de Sevran

De droite à gauche : Shams el Karoui, Valérie Suner et Samantha Le Bas lors d’un filage au Théâtre de la Poudrerie avant une représentation.

Crédit-photo : Fred Chapotat et Carine Arassus

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