Quarante ans du Frac à Romainville !

Quarante ans du Frac à Romainville !
Exposition
  • Deux fois vingt ans, et toutes ses réserves, ça se fête !
  • Pour saluer dignement cet événement, plusieurs commissaires ont été conviées à écrire leur propre récit, en plongeant dans les oeuvres de la collection et à les faire dialoguer avec d’autres oeuvres.

Gunaikeîon est le nom qui a été donné à cette exposition. Traditionnellement le gunakeîon était l’appartement, dans les maisons grecques, où les femmes passaient la plupart de leur temps, sans aucun contact direct avec la rue. Elles sont donc cinq commissaires d’exposition, parmi lesquelles Céline Poulin, directrice du Frac. « Camille Martin, Elsa Vettier, Jade Berget et Daisy Lambert sont de très jeunes commissaires que j’ai choisies, explique la directrice, pour leur connexion importante avec la jeune scène artistique francilienne. J’avais également l’envie en les invitant de tracer des perspectives pour la collection autour d’axes très différents. »

Cette exposition, débutée le 15 octobre, se déploie sur deux lieux du quartier culturel de Romainville, les Réserves du Frac Ile-de-France et la Chaufferie de la Fondation Fiminco. Divisée en 5 chapitres, elle se donne pour objectif d’ouvrir ces espaces aux quartiers alentours. 

Des univers bien différents 

Chacune des commissaires invitées a organisé son chapitre selon un angle bien défini. C’est sous le signe du jeu et de la co-création que Céline Poulin a imaginé le sien « Joue ou perds ». Evolutif et activé durant toute la durée de l’exposition, ce chapitre réunit des oeuvres de la collection ou hors collection évoquant les mécanismes du jeu, de la pédagogie, de la transmission. Il se construit avec les usagers du Frac, les partenaires locaux, le voisinage du quartier et les partenaires culturels. Elsa Vettier a privilégié la question de la communication ou de la non-communication en s’appuyant sur un portrait de l’actrice Natalie Portman, issu de la collection. Acquise par Richard Prince sur Internet, cette photo présente un autographe supposé de la star, ainsi que la signature de l’artiste au bas de la photographie comme s’il était à la fois le destinataire et l’auteur de cette image. Le chapitre de Jade Barget se construit sur la compréhension de l’atmosphère et fait dialoguer une sélection d’oeuvres portant sur la construction et l’étude d’écosystèmes avec des oeuvres d’artistes invités. Intitulé « Serum Radiance » en référence à la culture des soins esthétiques, elle trace des parallèles entre l’émergence de ces ambiances nocives et la conception mercantile actuelle du bien-être et du confort. Daisy Lambert s’inspire du roman de science-fiction afrofuturiste L’Aube d’Octavia Butler. A travers quelques oeuvres de la collection et d’autres pièces d’artistes de la scène contemporaine française, ce chapitre explore le monde de L’Aube et du crépuscule. 

« Mes mensonges sont aussi les vôtres » 

C’est ainsi que Camille Martin (28 ans) a intitulé son chapitre où l’univers du polar règne en maître. Partant d’une peinture de Jacques Monory (1995) Enigme 17, appartenant à la collection du Frac Ile-de-France, représentant une scène de crime, elle met en scène une enquête. La toile est dominée par la couleur bleue qui aura été « de façon quasi exclusive, la signature de Jacques Monory » et « dont les toiles monochromes au rendu proche de la photographie forment comme un long panoramique empreint d’une mélancolie virant parfois au cauchemar ». Camille Martin, très inspirée par le mouvement de la figuration narrative en peinture qui a bousculé dans les années soixante l’art abstrait, s’explique : « Comme Jacques Monory, je suis fascinée par les enquêtes policières. Leurs narrations ont quelque chose de particulièrement jubilatoire : le mystère initial attise ma curiosité, l’analyse des indices plaît à mon esprit logique, la solution à la clé est une satisfaction. Cette intelligente articulation du récit initie un jeu. Dans la littérature autant que dans le cinéma, ces histoires engagent les lecteurs et lectrices, et spectateurs et spectatrices à s’amuser du visible. Il s’agit d’observer minutieusement ce qu’il y a, sous nos yeux, parfois dissimulé, avec toujours en tête la quête de la vérité. » 

C’est cette phrase prononcé par Jacques Monory « Mes mensonges sont aussi les vôtres » qui sera le fil rouge de son installation. En installant une fiction à partir de l’oeuvre du peintre, elle met en parallèle le travail d’une plus jeune génération d’artistes avec le mouvement de la Figuration narrative qui initie un renouveau figuratif et narratif en peinture, en opposition l’abstraction hégémonique de l’époque. 

« Les artistes de ce chapitre, au même titre que Jacques Monory déjouent les certitudes du visible en figurant en peinture et en photographie des récits à la tension palpable », ajoute Camille Martin. 

Jacques Monory, Enigme 17, 1995, collection Frac Ile-de-France Photo : Mayssa Jaoudat

Ambiance polar 

Abdelhak Benallou, Clara, 2022 © Abdelhak Benallou.jpg

On imagine, en circulant dans cet espace ouvert qu’est la Chaufferie, rencontrer Philip Marlowe ou même Humphrey Bogart en chair et en os, feutre mou sur la tête, cigarette au coin des lèvres – en ce temps là, on fumait dans les lieux publics – regard méfiant, chercher le moindre indice pour coincer le coupable. Et si on tend bien l’oreille, on peut même entendre quelques notes de ce thème indémodable et intemporel qu’Angelo Badalamenti a composé pour Twin Peaks, face à la toile impressionnante d’Abdelhak Benallou, Clara. A chacun de se faire sa bande son, pour accompagner son périple d’une toile l’autre. Le choix est vaste entre Miles Davis et son solo de trompette pour Ascenseur pour l’échafaud, John Coltrane ou, pourquoi pas Dave Brubeck et son Blue rondo à la Turk. C’est toute la mythologie policière que l’on retrouve dans les oeuvres proposées, très liées aux Etats-Unis, des images inscrites dans notre inconscient collectif, issues de séries, de films, de photos, qui l’ont nourri au fil du temps.

 

Jenny Gage, Untitled n° 10, collection Frac Ile-de-France © DR

 

On s’étonnera de ne pas admirer l’oeuvre originale de Jacques Monory, propriété du Frac… Et pour cause de prêt dans le cadre d’une rétrospective ailleurs, elle n’a pu être exposée. Eh bien ! On va la photographier et la projeter sur une toile ! « Cette projection, m’a permis de relier les deux niveaux de lecture de l’exposition, nous éclaire Camille Martin. Le premier autour de cette fiction policière, en créant une sorte de mystère autour d’une peinture absente et en même temps présente ; d’autre part, j’avais envie de créer un lien ente regard photographique et peinture figurative. » 

C’est aussi un clin d’oeil à la technique que Jacques Monory utilisait en projetant des photographies sur sa toile et en les peignant. De fait, il est considéré dans l’histoire de l’art, comme un précurseur ayant mis en oeuvre cette pratique. « Pour moi, souligne la jeune commissaire, c’est une belle introduction pour induire ces deux niveaux de lecture. » 

 

100 artistes et 140 oeuvres 

Au total, sur les deux lieux, 140 oeuvres de 100 artistes différents sont exposées. Camille Martin a, quant à elle, invité 6 artistes hors collection, artistes jeunes qu’elle a dénichés, qu’elle suit et dont elle aime le travail pour accompagner les artistes de la collection qu’elle a choisis. Parmi ceux-ci, Eric Corne, plus connu comme commissaire d’exposition et fondateur du Plateau (75019), que comme peintre. Et pourtant, cette oeuvre étonnante représentant une série de toiles décroissant en taille avec toujours le même motif, un visage. S’agit-il d’un portrait-robot ? 

Pati Hill, plus loin, nous présente une planche d’objets reproduits en xérocopie. Indices, objets découverts sur une scène de crime, le mystère est tout entier accentué par le traitement graphique. Lynne Cohen, photographe connue pour ses photos d’architecture d’intérieur sans présence humaine, capture le réel mais nous donne l’impression que tout est factice. Chacune des oeuvres amène le visiteur à s’interroger, convoquer sa mémoire, travailler son imaginaire par associations d’idées, faire demi-tour, revoir une photo, repartir de l‘avant.

Safouane Ben Slama, J’préfère quand c’est réel, 2022, co-production CAC Brétigny

Il y a aussi ces photos représentant des personnages de dos. Elles ont été réalisées par Safouane Ben Slama et Wolgang Tillmans. Elle offrent tout au long du parcours, leur mystère. « Je trouve que dans la figure de dos, il y a à la fois beaucoup d’empathie pour la personne, et en même temps un large part de mystère », confie Camille Martin. Avec ce visage invisible, qu’on ne voit pas, c’est l’identité de la personne qui manque. Au terme de ce parcours, de la lecture de ces cinq chapitres fort différents, chacun pourra se faire une idée de la richesse de la création contemporaine, aussi diverse que variée mais aussi saluer la Frac qui en quelques décennies a constitué une collection de près de 2000 oeuvres.

 

 

 

 

 

Claude Bardavid 

 

Exposition Gunaikeîon

Frac Ile-de-France, les Réserves : jusqu’au 24 février 2024

Fondation Fiminco : jusqu’au 16 décembre 2023

43, rue de la Commune de Paris

93 230 Romainville

Du mercredi au samedi de 14h à 19h

Les Réserves seront fermées du 20 décembre au 6 janvier 2024

Tél. : 01 76 21 13 33

Photos

[Ouverture le tableau de Jacques Monory]

Légende : Jacques Monory, Enigme 17, 1995, collection Frac Ile-de-France Photo : Mayssa Jaoudat

Photo 2 :

Clara de Abdelhak Benallou. © Abdelhak Benallou.

Photo 3 :

Jenny Gage, Untitled n° 10, collection Frac Ile-de-France © DR

Photo 4 :

Safouane Ben Slama, J’préfère quand c’est réel, 2022, co-production CAC Brétigny

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