Marc Bourlier, ses bois flottés parlent pour lui

- Quand en 1995, il découvre des bois flottés au bord d’un rivage, au Havre, Marc Bourlier reconsidère de fond en comble sa pratique artistique, lui qui était jusqu’alors un peintre reconnu.
- Son travail, dans son atelier à Pantin, lui permet de donner à voir, à travers ces personnages sa vision du monde et des humains. Une véritable comédie humaine se met en place.
- Et si Pablo Picasso l’avait influencé inconsciemment, lui qui l’a côtoyé dans sa prime enfance, du côté de Cannes ?
Il suffit de pas grand chose pour détourner le cours d’une vie, redonner sens à son travail créatif et envisager le monde sous un jour nouveau. C’est ce qui est arrivé à Marc Bourlier en 1995, alors âgé de 47 ans. Jusque là, l’artiste admirateur de Calder, Mirò, Braque et Fernand Léger produisait ses toiles et les exposait régulièrement chez une grande galeriste parisienne, Iris Clert. On vit même ses toiles, les « Dames grises » à la FIAC (Foire international d’art contemporain), deux années de suite. Pourtant, malgré sa production et sa reconnaissance, son travail le laisse insatisfait. C’est donc en répondant à une commande en 1995 qu’il va entamer un nouveau chapitre de sa vie.
« Je reçois un coup de fil d’une personne que je ne connaissais pas, raconte l’artiste dans son atelier à Pantin. Il me commande 400 galets peints pour l’hôpital qu’il dirige en région parisienne, et me propose de me les rapporter d’Antibes où il possède une résidence. » Marc Bourlier décline cette dernière proposition et assure qu’il ira lui-même les chercher. Au volant de sa voiture, il prend la route des plages de Normandie à la recherche des fameux galets. Et c’est à ce moment précis où toute son attention et son énergie sont concentrées sur ces petites merveilles de la nature, polies par le ressac et les intempéries, qu’il aperçoit comme abandonnés des bois flottés, ballottés au gré des vagues. C’était sur une plage, au Havre.
Révélation, coup de foudre, prémonition… Que s’est-il passé à cet instant précis ? Toujours est-il qu’il s’empresse de les ramasser et de les déposer dans de grands sacs, dans le coffre de sa voiture, aux côtés des galets. Inutile de préciser que depuis, il est formellement interdit de ramasser ces fameux galets.
Il découvre les bois flottés
« Quand j’ai réalisé mes premières sculptures en bois flottés, je les ai montrées à une personne de confiance et je me suis entendu dire : “Tu t’es enfin trouvé ! C’est bien toi !” Effectivement, je me suis entièrement accompli dans ces sculptures et j’ai abandonné mon travail sur toile ou carton ondulé que je pratiquais auparavant. »
L’angoisse devant la page blanche, Marc Bourlier l’a souvent ressentie devant sa toile blanche. « Pour moi, c’était très douloureux, cela me demandait beaucoup de concentration, de repentance et d’éternels recommencements. La découverte des bois flottés m’a ouvert des horizons jusqu’alors ignorés. Il suffisait de regarder ces morceaux de bois, et tout de suite, les personnages prenaient vie et s’assemblaient. Tout le travail était dans ma tête, il ne me suffisait plus que de le réaliser. »
Toutes les couleurs de la vie
Dès qu’il aperçoit un bois flotté en mer du Nord, « marchant dans la brume, sur le chemin des dunes » comme chante Souchon, ou sous le soleil de la côte basque, il est « heureux comme tout ».
Drossé par les vents, les courants ou les marées, ayant séjourné des jours, des semaines, des mois voire des années dans l’eau salée, chaque bois qu’il ramasse est immédiatement imprimé dans sa mémoire. « Je reconnais chacun d’eux, avoue tranquillement l’artiste. Ce sont des petits bijoux ! »
Une fois récupérés, les bois flottés sont mis à plat au sol dans un local pendant 2 ou trois semaines afin de les faire bien sécher. Ensuite intervient le temps de la réalisation dans l’atelier où Marc Bourlier a installé un établi. Sur son plan de travail, l’indispensable perceuse, une scie sauteuse, des ciseaux à bois, une collection de couteaux Opinel de différentes tailles, de la colle à bois et des bobines de ficelle de lin. Alors s’engage un dialogue entre lui et ses bois flottés. Trois petits trous, un bout de nez, et le visage prend vie. « Effectivement, c’est moi qui les fais naître, mais je pense qu’ils regardent les personnes qui les regardent. Et peut-être les interrogent-ils : que pensez-vous de moi ? » Il peut raccourcir la pièce, la désépaissir, mais avec le temps, il a appris à intervenir le moins possible. Observez-les bien, ils semblent tous avoir la même couleur… Pas du tout ! Du gris au beige clair en passant par un noir profond, toutes les couleurs de la vie imprègnent ses personnages. « Il n’y en a pas deux de la même couleur, mais ils font partie de la même famille, heureux d’être là. » Au début, il rajoutait des bras, des sexes, un peu de cheveux et il se rend vite compte que c’était de l’ordre de l’anecdote et donc inintéressant. « Pour que l’expression soit la plus directe possible, il faut avoir une écriture la plus simple possible. Moins on en dit, plus il y a d’expression, et plus on va loin. »
Une ouverture sur le monde
Cette comédie humaine qu’il a mise au jour se traduit par des groupes de personnages assemblés ou par un seul individu, isolé du reste du monde, jetant ce regard perdu dans votre direction, impassible. Vision poétique d’un monde tragique où l’absurdité a pris le dessus sur tout le reste. Marc Bourlier, lui, se fait silencieux et laisse à chacun le soin de l’interprétation. A l’image de Philippe Dereux, créant un univers bien lui, à partir d’épluchures destinées à finir en compost, il insuffle dans son travail, grâce à ses bois abandonnés, vestiges de tempêtes, d’incendies, de naufrages ou de tsunami, une rigueur et une poésie qui lui ont permis une reconnaissance internationale, mais aussi quelques mésaventures avec des plagiaires sans foi ni loi.
L’artiste, né à Saïgon (Vietnam), passa sa jeunesse entre l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Asie à nouveau. « Les vingt premières années de ma vie, je les ai passées à l’étranger. » Depuis, il ne peut se priver de voyages, au moins une fois par an à l’autre bout du monde, voir ce qui s’y passe, se confronter à d’autres cultures, s’imprégner de couleurs, de lumière, d’odeurs et de parfums. Des études de photo et de cinéma l’ont conduit à exercer son œil et à acquérir grâce à ses nombreux voyages une ouverture sur le monde, hors du commun. Si la pandémie due au Covid l’a empêché d’aller repêcher ses bois flottés, il s’est astreint durant son confinement à dessiner chaque jour pendant deux mois et demi. « Mes œuvres représentent des visages. Quand j’étais photographe-cinéaste en Afrique, je faisais des portraits. Je n’ai jamais fait autre chose que de représenter des individus, des humains. » Sur le tard, il découvre, en parlant avec sa mère encore en vie, que tout petit, il avait appris à marcher sur une plage de Cannes, avec Paloma Picasso. Et qu’au même âge, il observait son voisin Pablo, en train d’assembler des pièces pour créer ses sculptures dont la fameuse chèvre. Alors Marc Boulier a-t-il subi l’influence inconsciente du maître espagnol ? En tous cas, cet artiste d’art brut, d’une modestie rare, s’est trouvé à travers le monde, une communauté d’admirateurs et d’amateurs pour son travail, fidèles et unis par une certaine vision du monde.