Deux flâneurs explorent l’âme du « Neuf-Trois »

Deux flâneurs explorent l’âme du « Neuf-Trois »
Littérature
  • Agacée par les clichés rabâchés par les médias, l'écrivaine Anne Weber a décidé de traverser le périphérique pour sillonner en profondeur la Seine-Saint-Denis.
  • Après avoir zigzagué six mois avec un ami, la quadragénaire allemande a puisé dans ses pérégrinations la matière du roman itinérant "Neuf-Trois".
  • Rencontre avec une promeneuse "étrangère", qui a posé un regard neuf sur un territoire plutôt méconnu des Parisien·nes.

Vous êtes une romancière et une traductrice qui vit à Paris depuis plus de 40 ans. Pourquoi avez-vous souhaité écrire un livre sur notre département ? 

Un ami franco-algérien, qui a toujours vécu dans le 93 m’a proposé un jour de l’accompagner dans une balade à travers ce département. Cela a été presque un choc pour moi qui habite le 19ème arrondissement. Je me suis rendue compte que je ne m’étais jamais intéressée à ce territoire qui n’est qu’à quelques stations de métro de chez moi, peut-être à cause des images négatives véhiculées par les médias. Ceci m’a donné envie de l’explorer en 2023 et j’ai découvert toute une couche d’histoires liées à l’Histoire de France qui se sédimentent dans les paysages : celle de l’Occupation, de la Colonisation, des différentes vagues d’immigration… Pour m’immerger dans ce département, marcher dans les 40 villes me semblait la meilleure stratégie qui permettait des rencontres avec les habitants. En plus, j’ai eu la chance d’être accompagnée par un ami, Hocine, originaire du 93 qui m’a dévoilé le quotidien des Séquano-Dionysiens, leur rapport au territoire, les « habitus », pour parler comme les sociologues, parfois un peu surprenants pour moi.

Pourquoi avoir fait le choix de faire de longues marches en Seine-Saint-Denis ? Vous auriez pu prendre la voiture… 

Pour s’imprégner réellement d’un territoire, il vaut mieux être dans la rue, rencontrer les habitants, s’intéresser à leur quotidien… Avec Hocine, nous avons fait entre 12 et 22 km de zigzags tous les jours en arpentant tous les coins du territoire. Je me suis rendue compte que la banlieue n’est pas un territoire fait pour la marche, même si les aménagements en vélo sont de plus en plus nombreux. En longeant des nationales, on arrive quelquefois dans des no man’s land où vit une population oubliée. Chaque chapitre du roman débute par une station de métro ou de RER et décrit un périple dans plusieurs quartiers ou les discussions avec Hocine qui s’apparentaient un peu à un jeu de rôle entre « l’intérieur » (lui qui connaît très bien le département) et « l’extérieur » (moi qui ait grandi à Offenbach en Allemagne et qui portait un regard de Candide sur le territoire).

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans ces longues balades en Seine-Saint-Denis ? 

J’ai été surprise par le côté très contrasté d’un territoire qui a connu une mutation accélérée avec la préparation des Jeux olympiques et paralympiques. A La Courneuve, nous avons sillonné les vestiges de la Cité des 4000, la friche industrielle Babcock qui a servi d’espace pour le street-art, puis un peu plus loin, on trouve un édifice au fronton orné de statues colorées qui est un temple hindou très fréquenté. En traversant quelques rues, vous croiserez les nouveaux bâtiments de la Banque de France qui possède des réserves de billets énormes, ce qui paraît paradoxal dans un des départements les plus pauvres de la France métropolitaine. A Pierrefitte, le site ultra-moderne des Archives nationales jouxte un quartier résidentiel avec des maisons en meulière à proximité de larges barres HLM de 400 logements. La Seine-Saint-Denis est un territoire hors-norme et inattendu avec ses sites grandioses comme le Palais d’Abraxas ou les Arènes de Picasso de Noisy-le-Grand, ses tours bétonnées, son multi-culturalisme, son patrimoine naturel mal connu des Parisiens comme les bords de Marne ou le parc Georges-Valbon.

 

On sent dans votre livre, qui ressemble à un roman d’exploration, que vous vous êtes beaucoup renseignée sur l’histoire de la banlieue parisienne, ses bâtiments… Vous confirmez ? 

J’ai essayé d’être rigoureuse pendant ces 6 mois de balades, en prenant beaucoup de photos, des notes sur les endroits ou les habitants rencontrés. Les recherches que j’ai pu faire sur les lieux que nous avons visités n’ont eu de cesse de m’étonner. Je n’aurai pas imaginé par exemple que le célèbre Albert Uderzo, un des pères d’Astérix, a vécu des dizaines d’années dans le quartier du pont de Pierre à Bobigny. Hasard de la vie, une grande nécropole gauloise avec de nombreux objets archéologiques a été découverte au pied de la cité où ce personnage de BD était né. J’ai été marqué également par le nom des rues qui témoigne du passé communiste de certaines villes. De même, le nombre de monuments aux morts recensant les soldats tombés pendant les guerres mondiales ou coloniales a attiré mon attention, sans doute parce que l’Allemagne, du fait de son expérience du nazisme, se doit d’avoir un rapport très éthique vis-à-vis de ce qui a été une forme d’Empire de 1940 à 1944.

La France n’en a pas fini avec son histoire coloniale et la Seine-Saint-Denis, écrivez-vous, est un révélateur de cette histoire des migrations, de métissages…  

Oui, tout à fait. Plusieurs générations d’immigrés souvent maghrébins se sont installés dans ce territoire avant et après les mouvements de décolonisation. Ce côté creuset marque clairement cet espace avec d’autres communautés asiatiques, roumaines, africaines, sri-lankaises… Ces habitants, parfois oubliés par la capitale, ont marqué cet espace de leur empreinte comme le marathonien dionysien Boughera El Ouafi qui a gagné la médaille d’or pour la France en 1928 alors qu’il n’avait pas les mêmes droits civiques que les Français. J’ai essayé aussi de montrer le double attachement de certains citoyens d’origine étrangère à la fois aux valeurs de la République et au combat pour la décolonisation. Les cultures se croisent dans ce territoire en permanente mutation qui ressemble beaucoup à un laboratoire avec son patrimoine historique riche et insuffisamment connu, ses quartiers prioritaires qui peuvent jouxter des data-centers ultra-modernes…

Vous avez effectué cette exploration en 2023 lors de la préparation des JOP. Vous avez observé les transformations dues à cet événement ?  

Effectivement, pendant cette période, le quartier du Village olympique était couvert par une forêt de grues immenses, un paysage d’autant plus impressionnant lorsqu’on l’observait de l’autre côté de la Seine. Les équipements sportifs comme le PRISME, le centre aquatique… le Grand Paris Express ont métamorphosé le territoire mais je me suis davantage concentrée sur le lien un peu paradoxal des habitants à leur territoire, dont ils sont fiers malgré les énormes clichés qui existent sur la banlieue, les critiques sur l’économie informelle qui existe effectivement. Malgré ces explorations, ce Département reste pour moi de l’ordre du mystère, avec une part d’insaisissable. Un peu comme le café que nous avons beaucoup fréquenté, où se fréquentent des Français, des pas Français, des jeunes, des vieux, des femmes, des immigrés d’Afrique du Nord, des anciens combattants… qui cohabitent de façon un peu miraculeuse sous la protection de Rachid le patron. Ce concentré d’humanité et de chaleur humaine entre des gens si différents, cela aussi c’est la Seine-Saint-Denis.

Roman « Neuf-Trois » d’Anne Weber aux Editions Philippe Rey 

 

Crédit-photo : Mara Mazzanti et Irmeli Jung

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