Comment est né ce projet ?
Cela fait un certain temps qu’avec mes moyens de typographe, de graphiste, je cherche un geste pour honorer les apports culturels des autres communautés langagières. C’est ainsi qu’est né le projet « mots voyageurs ». A La Courneuve, il a pris la forme d’affiches. A Roubaix, de Kakémono parce qu’ancienne capitale du textile. Ici, (ndr à Bobigny pour le Département de la Seine-Saint-Denis), il s’agit d’un aménagement dans la durée dans ce beau parc de la Bergère le long du canal. L’idée était alors d’inviter les passants à une promenade de découverte. Ainsi j’ai « détourné » les lampadaires pour devenir des totems, des « candél’arbres à lettres ».
Que cherchez-vous avec ce projet ?
A créer du lien, du commun, dans le sens où on découvre qu’on a des mots en commun avec d’autres. Mais aussi -et c’est très important pour moi- je cherche à faire de l’art en abolissant le seuil qui existe lorsqu’on se rend dans une institution déclarée. Nous avons mené des ateliers graphiques dans ce superbe équipement qu’est la MC93. Certains considèrent encore que ce lieu n’est pas pour eux. Ils ne s’y sentent pas légitimes même si la MC, comme d’autres institutions culturelles, travaille justement à réduire ce gap. Ici au parc départemental n’importe qui ose mettre les pieds et du coup ça devient une sorte d’exposition à ciel ouvert. J’adore cette idée. En tant que graphiste, plasticien j’adore l’idée de faire des expositions là où tout simplement on vit. Et ne pas devoir aller dans un endroit précis pour enfin pouvoir admirer une œuvre.
Vous avez beaucoup travaillé en Seine-Saint-Denis ? à la Courneuve, à Romainville, à Bobigny, ce territoire vous inspire…
La Seine-Saint-Denis est pour moi un lieu de prédilection. J’aime ce territoire qui est un territoire d’accueil. Ce projet « Ailleurs commence ici » y a un fort ancrage car il permet de faire ressortir sa richesse. Il permet aussi de célébrer le métissage de la langue française, de la langue commune qui dans son ensemble s’est enrichi de cette façon.
Quel lien ces mots voyageurs ont-ils justement tissé sur ce territoire ?
Pendant la phase d’installation le long du canal, on a fait tout un travail avec les habitants de Bobigny, avec des groupes à la bibliothèque Elsa-Triolet, à la MC93 scène nationale, des collèges… On a mené des ateliers d’initiation graphique qui permettent aux gens de dessiner des totems à leur manière avec des Posca (les feutres de graphistes). Cela a donné lieu à une petite expo. On les a ensuite invités à utiliser l’appli Typomania.fr, qui permet de faire de la création typographique avec sa voix. Chacun peut télécharger l’appli. On peut pratiquer la version manuelle ou la version audio : tu parles et tu déclenches en live une création visuelle ((en Typomania.fr /install pour la version acoustique seulement dans google chrome)).
Cette appli, vous l’avez même utilisée pour interagir avec le public en juin dernier, c’est bien ça ?
A l’occasion de la nuit blanche, j’ai travaillé avec le slameur Dgiz ici sur l’esplanade Edouard Vaillant à Bobigny. Le public lui donnait 3, 4, 5 mots voyageur. Et il répondait en impro en créant une histoire. Il slamait là-dessus. Il est très doué pour les improvisations. Et l’appli que j’ai inventée faisait apparaître en live les lettres sur les immeubles en parlant dans un microphone. Vous pouvez découvrir la vidéo sur mon site.
Quelles retombées, Les mots-voyageurs ont-ils eu sur ce territoire ?
Déjà à La Courneuve, où ce projet est né, nous avions mené un travail pendant un an dans des médiathèques mais aussi des écoles qui avait débloqué une forme de savoir plus ou moins caché. Les mômes s’étaient rendu compte qu’ils pouvaient dire la langue qu’ils pratiquaient à la maison « je sais parler ça aussi ». Ils en avaient retiré une fierté, nous avaient dit les enseignants. C’est quelque chose d’important.
Vous avez mené ce projet avec des primo-arrivants…
Oui, dans des cours d’alphabétisation où cette nouvelle langue était comme un mur devant eux, où on leur demandait d’une certaine manière d’abandonner tous les savoirs d’avant. Avec ce projet, ils découvraient d’où venait tel ou tel mot. Souvent ils apprenaient pour la première fois que ce nouveau mot venait même de leur pays. Ce lien faisait sens, leur donnait confiance.
Une fois ce travail fait, je leur ai demandé de retraduire dans leur langue le mot français, j’étais leur élève qui apprenait leur graphie. Ce fut l’occasion de renverser les rôles d’enseignants et d’élèves.
Est-ce que l’origine des mots vous intéresse davantage que leur sens ?
Au départ, je ne suis pas très porté sur la lexicologie. Mais probablement parce que la langue française n’est pas non plus ma langue maternelle, pour me l’approprier un peu plus, j’ai lu des livres de linguistes découvrant ainsi les histoires étymologiques. Dans la suite du projet Mots voyageurs, j’ai travaillé avec des lexicologues. J’ai découvert le parcours parfois rocambolesque des mots. Comment les mots changent de sens lorsqu’ils changent de pays… L’origine des mots m’intéresse justement car elle retrace une histoire du monde, une histoire anthropologique.
Donnez-moi des exemples…
Je fais en sorte que la lecture linguistique montre l’origine. Cola c’est africain, Coca c’est péruvien. Et donc la marque Coca-Cola a puisé ses ressources dans d’autres pays que les États-Unis. Aujourd’hui on parlerait d’appropriation culturelle. Les mots viennent d’ailleurs. Le mot Zéro à l’origine n’est pas arabe mais sanscrit, cette ancienne langue venue d’Inde et d’ailleurs. Il voulait dire « espace vide ». Zéro est rentré par l’enseignement des mathématiques arabes dans la langue française et a fait ensuite le tour du monde. Est-ce que c’est le sens du mot ou son histoire qui m’intéresse ? Les deux, mais parfois c’est encore plus sa sonorité.
Expliquez-nous comment fonctionne votre œuvre ?
Le cycliste ou le promeneur en passant devant ces totems peut les apprécier tout simplement en les regardant. Ils peuvent aussi fonctionner comme des ouvreurs d’imaginaires. En lisant les mots qui y sont inscrit on peut s’inventer des récits en les associant… On peut aussi carrément rentrer dans la lecture des légendes et découvrir leur histoire. J’ai vu il y a quelques jours des personnes très assidues qui s’arrêtaient à chaque totem.
C’est une œuvre très colorée, quelle est sa logique ?
Il y a un ordre de couleurs le long du canal avec un continuum de couleurs. Cela commence avec des camaïeux de violet, rouge, orange très flamboyant pour glisser vers du kaki, ensuite un vert plus franc, vers un vert du parc pour passer par toute une gamme de bleus. C’est un nuancier dans ce sens mais dans l’autre sens, c’est beaucoup plus fou fou avec parfois, non pas, des dégradés de couleurs mais des rayonnements, des effets un peu spéciaux. Parce que les mots le permettaient et invitaient à cela.
Ces « candél’arbres à lettres » embellissent l’espace public tout en créant de la poésie…
Le mot kaki, justement… Il est d’origine persane et veut dire la couleur de la poussière. Je trouve absolument superbe et d’une grande poésie le fait que des cultures, des langues aient nommé la poussière en une couleur. J’aime que l’art visuel ne soit pas seulement cérébral. Il y a ces apports linguistiques, ces apports culturels qui mettent en marche notre cerveau. Mais, en même temps, il y a une histoire sensible qu’on peut ressentir sans devoir avoir des clés énormes pour avoir le sens de l’œuvre. Qui dit que l’art doit être une prise de tête ? Il peut y avoir un accès plus intuitif et du plaisir…. Un geste artistique peut être un acte culturel mais aussi quelque chose qui s’inscrit dans le quotidien des gens. Qui s’inscrit dans notre vie tout court. Je pense que le plaisir doit faire partie de l’art contemporain.
Crédits photos : Franck Rondot – Département de la Seine-Saint-Denis
Texte : Isabelle Lopez