Surexposition aux écrans : « Il faut une loi, sinon il ne se passera rien »

Surexposition aux écrans : « Il faut une loi, sinon il ne se passera rien »
Santé
  • Pédiatre engagée officiant en cabinet (à Rosny-sous-Bois) et à l’hôpital (Jean-Verdier, à Bondy), Sylvie Dieu Osika cosigne avec son mari, Éric Osika, un livre sur la surexposition aux écrans des enfants de moins de 4 ans et les dangers sur la santé que celle-ci entraîne.
  • Difficultés majeures de l’attention, retard de langage, colères et insomnies… Face à cette véritable catastrophe sanitaire, les auteurs tirent la sonnette d’alarme et proposent des modes d’action. Entretien.

Un enfant de 3 ans qui ne parle pas mais ânonne des bouts de comptines en anglais et répète en boucle des noms de personnages de dessins animés. Un nourrisson qui, seul face à son écran, se désintéresse du monde qui l’entoure et adopte une étude passive. Une fillette, dont la nounou a été remplacée par un Smartphone,  qui est plantée devant YouTube Kids matin, midi et soir. Autant de situations alarmantes dépeintes dans L’Enfant-écran. Comment échapper à la pandémie numérique (Grasset). Refusant de céder à la fatalité, la pédiatre Sylvie Dieu Osika, a ouvert, en 2019, la toute première consultation dédiée à l’addiction aux écrans des moins de 4 ans à l’hôpital Jean-Verdier de Bondy, où elle invite les familles à procéder à un sevrage numérique.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

« Pour raconter mon quotidien. Soit des enfants de plus en plus jeunes, des bébés parfois, complètement cassés par des écrans auxquels ils ont accès du matin au soir pour s’habiller, manger, s’endormir, calmer une colère ou un chagrin. Le tableau clinique n’est pas brillant :  cette surexposition a des conséquences sur le langage et les interactions, provoque des troubles de la motricité fine, du sommeil, de l’alimentation… On touche ici à la santé globale. Face à l’emprise de plus en plus grande de l’industrie numérique sur nos enfants, j’ai cofondé en 2017 avec des professionnels de l’enfance et des praticiens indépendants et sans conflit d’intérêt le collectif Cose (Collectif surexposition écrans), un espace de réflexion qui sert à informer les familles et à alerter les pouvoirs publics sur les dangers de l’accoutumance aux écrans. Ce livre met en valeur le travail effectué par ce collectif ces dernières années. »

À travers vos consultations, vous avez découvert que certains de vos patients passaient en moyenne 6 heures par jour devant les écrans, parfois c’est 8, parfois 10. Dès 6 ou 8 mois. Des chiffres qui font froid dans le dos. Comment a-t-on pu en arriver là ?

« Devant les écrans, l’âge ne fait que baisser et le temps qu’on y consacre ne fait qu’augmenter. Les principaux responsables de cette situation sont les pouvoirs publics qui, aveuglés, pire, fascinés par le numérique, n’en ont pas compris les enjeux de santé publique. Cette incurie fait que les familles ne sont jamais informées des véritables dangers des écrans et ne disposent d’aucun mode d’emploi sur leur usage, or le numérique est addictif par nature. Aujourd’hui, en France, seules 10 à 15 % des familles respectent le « pas d’écran avant 3 ans ». La crise du Covid n’est pas non plus étrangère au phénomène puisqu’elle a créé un changement sociétal important. Pendant le confinement, la généralisation du télétravail et la promiscuité familiale a poussé des parents à mettre des tablettes entre les mains de leurs enfants des heures durant pour obtenir le calme à la maison. Le problème, c’est que cette pratique s’avère efficace donc elle perdure. Enfin, aujourd’hui, les garde-fous censés sécuriser le bon développement de l’enfant tombent les uns après les autres. Les pédiatres et les médecins scolaires – en Seine-Saint-Denis, notamment – se font de plus en plus rares, les effectifs des centres de PMI (Protection maternelle et infantile) sont en chute libre et les places en crèche, un lieu d’accueil qui permet aux enfants de se construire au contact des autres enfants et de ne pas être gardés par des écrans, sont insuffisantes. Dans le département, un rendez-vous chez l’orthophoniste, c’est en moyenne deux ans d’attente. Devant se débrouiller tout seuls, les parents doivent prendre conscience qu’ils sont d’excellents professionnels. Ce sont même les meilleurs. »

Dans votre livre, vous parlez de « Youtublish ». De quoi s’agit-il ?

« Le « Youtublish » est la langue étrange parlée par les enfants qui passent de trop nombreuses heures devant les écrans. Des petits patients que je reconnais d’emblée à leur façon de se tenir, à leur regard qui n’accroche rien, et à ces mots, donc, qu’ils répètent et qui ne veulent rien dire. En général, ce sont des bouts de comptines et des mots, souvent en anglais, entendus sur YouTube et répétés en boucle, avec cette même intonation curieuse, à la fois métallique, comme le son d’un écran, ou directement copiée sur les voix des dessins-animés qu’ils regardent. Avant d’apprendre l’alphabet en anglais sur une chaîne ou un programme faussement éducatif, un jeune enfant doit d’abord savoir dire « papa » ou « maman ». Cette captation permanente de l’attention est un phénomène récent. Même constamment allumé, un poste de télévision ne fait pas autant de dégâts car il se consomme uniquement à la maison. On ne le retrouve pas dans les transports en commun ou dans les salles d’attente. »

Vous dites aussi, et c’est une nouvelle rassurante, que la désaccoutumance aux écrans permet à l’enfant de retrouver ses facultés mentales et motrices rapidement …

« Oui, à condition que les familles jouent le jeu. Comme pour n’importe quelle drogue, il faut que le sevrage soit total pour éviter toute rechute. Il faut ainsi bannir toute technoférence (phénomène qui empêche les interactions entre individus en raison de l’utilisation excessive de dispositifs technologiques, ndlr). Avec le collectif, nous avons réalisé une campagne de sensibilisation dont le slogan est « Ne cherchez pas votre enfant sur Insta, il est dans vos bras ». Ce n’est qu’une fois débarrassé des écrans qu’on peut revenir aux fondamentaux, à savoir parler à l’enfant, le regarder, l’écouter. Ce dernier reprendra un développement optimal au bout de quelques mois. Plus il est jeune, plus ce sera rapide. J’ai vu des enfants transfigurés après une longue coupure d’écran. »

« Les parents ne sont pas les premiers responsables de cette situation »

Vous déplorez aussi le fait que le sujet des « enfants-écran » n’ait fait l’objet d’aucune étude scientifique digne de ce nom en France et que les alertes sur ses méfaits ne proviennent finalement que de professionnels qui sont sur le terrain mais dont la voix ne porte pas…

« Je reproche à ma communauté de ne pas voir la réalité. Une pandémie créée par un environnement artificiel et inadapté a été découverte mais on ne bouge pas le petit doigt. Il y a cinquante ans, on avait mis un temps fou à reconnaître le lien entre tabac et cancer. On assiste à une situation comparable. Face à la puissance financière que représente la technologie numérique (derrière le processus de captologie, il y a nos données personnelles qui sont enregistrées pour nous proposer des publicités ciblées qui rapportent beaucoup d’argent), il est difficile d’être entendu. D’autant que pour l’heure, il n’existe aucun consensus médical. Sur le terrain, les professeurs des écoles en maternelle et les professionnels des centres de PMI – qui voient ce qui se passe dans les salles d’attente et se rendent dans les familles – font un travail remarquable et font régulièrement remonter des informations mais leurs avis ne sont pas suffisamment pris en compte. En haut, ils n’intéressent personne.

Vous rappelez à plusieurs reprises dans votre ouvrage que vous ne recevez jamais de mauvais parents. Pourquoi insistez-vous sur ce point ?

« J’en suis encore à l’étape où je les préserve, où je refuse de les rendre fautifs de cette situation au motif qu’ils n’ont pas été assez informés sur les dangers de la surexposition aux écrans. Pour l’instant, ce sont surtout des victimes. »

Quelles actions politiques préconisez-vous ?

« Il faut une loi, sinon il ne se passera rien. Je milite donc pour une interdiction légale des écrans avant 3 ans. Voir un adulte fumer à côté d’un enfant est aujourd’hui impensable. Il faudrait qu’à l’avenir, voir des parents confier un téléphone portable à un tout-petit le soit tout autant. Il faut aussi éduquer les parents, dès la grossesse, aux dangers des écrans. Regarder un épisode de Trotro ou Tchoupi de temps à autre, appeler les grands-parents sur Zoom ou regarder des photos sur le téléphone n’est pas contre-indiqué car derrière ces applications, il n’y a pas d’algorithmes conçus pour capter l’attention. Mais avant 3 ans, moins un enfant sera devant un écran et moins les adultes qui l’entourent en regarderont un devant lui, plus il aura de chances de se développer normalement. L’enfant est vulnérable par nature, il ne peut pas se gérer tout seul. »

Propos recueillis par Grégoire Remund

©Patricia Lecomte

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