Ghada Hatem-Gantzer, au secours des femmes

Ghada Hatem-Gantzer, au secours des femmes
La Maison des femmes
  • En 2017, avec l'appui du Département, cette gynécologue-obstétricienne, cheffe du service maternité à l'hôpital Delafontaine de Saint-Denis a fondé la première Maison des femmes.
  • Cette structure novatrice au service des femmes victimes de violences a servi de modèle pour onze autres Maisons des femmes en France.
  • Ghada Hatem fait le point sur les avancées et sur le long chemin encore à parcourir pour venir à bout de ce fléau.

Une maison très colorée, aux abords de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, avec une entrée particulière et sécurisée, un cadre agréable et apaisant. La Maison des femmes accueille et vient en aide aux femmes victimes de violences, quelles qu’elles soient, même en situation de grande précarité. Ici, les femmes ayant subi des agressions sexuelles, violences dans le couple, mutilations sexuelles, viols sont pris en charge par une équipe pluridisciplinaire. Des soignants et des acteurs du monde de la police, de la justice et du droit, mais aussi des thérapeutes, des artistes et des sportifs, y coopèrent pour accompagner les patientes vers la guérison et l’autonomie.

La Maison des Femmes a ouvert en 2017, qu’est-ce qui a changé depuis ?

Tout ! La première chose qui a changé, c’est le regard de nos tutelles sur notre projet. A l’origine, il n’était pas vraiment soutenu, il y avait une incompréhension. Lorsqu’on parlait de violences faites aux femmes, on nous répondait « de quoi parlez-vous ? ça n’existe pas… ». On a commencé par nous mettre des bâtons dans les roues, puis nous avons fini par convaincre que c’était utile et que ça pouvait fonctionner.

Est-ce que MeToo vous a aidé ?

Oui, c’est un point de bascule. Nous avons eu à la fois la chance et la malchance d’arriver avant ce phénomène, alors que les gens n’étaient pas encore prêts. Et quand MeToo a déferlé, nous étions déjà dans la place, déjà un peu médiatisés et cela a été croissant.

La position de l’État à votre égard a donc changé ?

Oui, nous avons eu une reconnaissance de l’État qui nous a permis d’avoir un peu d’argent, pas suffisamment, loin de là. Mais ce budget constituait une espèce de tampon, une validation qui disait : « Oui vous avez raison, c’est bien une mission de service public, de l’hôpital public ». Alors qu’au début on me répondait : « Ce n’est pas pour nous, pas pour l’hôpital, c’est de la prévention. » Et ça change tout ! Car ça a permis de faire voter une Mission d’Intérêt général en notre faveur lors du Grenelle contre les violences faites aux femmes. Qui est passée en force, car le ministère de la Santé n’en voulait pas, les MIG (Mission d’intérêt général) sont des contraintes pour eux, ils doivent décaisser régulièrement. Donc ils préféraient ne pas commencer, pour ne pas avoir à arrêter.

Maintenant beaucoup d’hôpitaux veulent leur propre structure, leur maison des femmes. Ils sollicitent donc les ARS (Agences Régionales de Santé) pour obtenir des financements. Mais comme les ARS n’ont pas de financements définis pour cela, il y a des arbitrages à faire. Ce qui est mal vécu, pourquoi la ville d’à côté et pas la nôtre ? Chaque hôpital devrait avoir sa propre structure, pas forcément aussi développée que la nôtre, mais tout de même. C’est certes un peu compliqué, mais cela veut dire que nous sommes rentrés dans l’espace public et dans la prise en charge sanitaire.

Vous avez depuis trouvé d’autres sources de financement…

Oui nous avons obtenu des mécènes assez « sexy », ça donne beaucoup de visibilité, pas mal d’argent. Et ils sont devenus des partenaires qui ont aussi relayé la cause. Et eux-mêmes aussi ont bougé, dans les entreprises cela devient un vrai sujet. Ils ont des responsables égalité qui s’occupent de prévenir les violences, ils nous sollicitent pour des interventions de sensibilisation… Tout cela est chronophage, mais nous semble utile. Lorsqu’un médecin intervient dans une entreprise devant 20 ou 150 collaborateurs, les femmes présentes se disent : « Tiens, mon entreprise se préoccupe du sujet, peut-être que je pourrais parler de moi ? A mon supérieur, à l’assistante sociale ? »

Et les autres prennent un peu conscience du caractère systémique, insidieux des violences envers les femmes. Pour certains cela n’existe encore que dans les villages arriérés, chez les pauvres, chez les migrants, mais pas chez eux, pas dans leur superbe nouvelle entreprise ! Mais en remettant en lumière les chiffres, les modes opératoires, nous montrons qu’aucune couche de la société n’est épargnée, et il y a encore des gens pour lesquels c’est très nouveau.

Ce lien avec la société civile est intéressant car il nous amène dans des endroits où nous n’avons jamais mis les pieds. C’est une ouverture sur un monde avec lequel nous avons mené des actions, des partenariats. Ces partenaires nous ont soutenu, pas uniquement financièrement, mais par exemple pour lancer des campagnes de levée de fonds. Récemment nous avons organisé un dîner de gala complètement extraordinaire avec Edouard Philippe, Juliette Armanet, Guillaume Galienne, que des boîtes du CAC 40… C’était totalement inédit ! Donc beaucoup de choses ont changé !

Le Grenelle des violences conjugales[1] a-t-il aidé ?

Oui, on constate de nombreuses avancées… Mais on est loin du compte. Nous qui sommes sur le terrain avec les victimes, nous avons conscience qu’il ne s’agit pas d’un processus linéaire. Ce n’est pas avec une innovation formidable que, brutalement, il n’y aura plus de féminicides, qu’il n’y aura plus de victimes et que toutes les femmes comprendront qu’il faut quitter leur couple toxique au plus vite. Ce sont des choses qui prennent beaucoup de temps. Il faut de l’accompagnement, de la disponibilité, des professionnels, donc des ressources.

Qu’avez-vous constaté comme autre changement ?

Ce qui a beaucoup changé, c’est le regard sur les agressions sexuelles, qui « faisaient partie du game » des relations filles-garçons. Elles n’étaient pas du tout considérées comme telles, c’était de la drague lourde. Les filles qui disaient « non » étaient des filles qui n’osaient pas dire oui. Ça c’est encore extrêmement présent chez les jeunes et dans certaines communautés traditionnelles. Le garçon se sert, il y a des traditions très anciennes de rapt des filles qui perdurent. J’ai choisi une fille, je ne vois pas pourquoi elle ne serait pas hyper flattée que je l’ai sélectionnée.

Tout cela commence à changer, mais c’est long, c’est lent, c’est de l’éducation, du changement de paradigme. Ce qui est embêtant c’est que les gens veulent des résultats immédiats. Ils veulent pouvoir montrer : « J’ai investi tant et le résultat est que j’ai sauvé 453 victimes. » C’est super difficile de faire ce rapport. Ce n’est pas comme : « avec 100 euros je permets à un enfant d’aller à l’école à Madagascar ! »

La Maison des femmes doit donc rendre des comptes?

On nous demande des preuves, des retours… C’est un travail d’audit, de reporting, de mesure d’impact qui est laborieux. On peut faire des mesures quantitatives : on a vu tant de femmes, on a établi tant de certificats… Je pense qu’il faut du temps, peut-être 20 ans pour voir les résultats d’une politique de prise en charge. Et c’est très difficile de prouver ce qui ne s’est pas passé : que serait devenue une femme si elle ne nous avait pas rencontrés ? Est-ce qu’on a radicalement changé sa vie ? Parfois oui, parfois elle a passé 6 mois avec nous et elle a disparu. Deux ans après, elle prend une décision importante parce que ce que nous avons mis en place avec elle a mobilisé des choses chez elle, mais qu’il lui fallait du temps. Ou bien elle est morte entre temps. Et nous n’avons pas la capacité de suivre personne par personne.

Le regard des professionnel·le·s sur les violences envers les femmes a-t-il changé ?

Oui, tous les médecins qui se sont lancés dans la création de la Maison des femmes ont adhéré à un collectif et je vois avec joie qu’il y a un partage d’expériences, une entraide, sur un sujet qui n’existait pas il y a peu. C’est intéressant. Car nous devenons une communauté qui a quand même du poids, et l’on devient, en tout cas c’est mon objectif maintenant, un interlocuteur de taille pour le gouvernement, le ministère de la Santé et même, puisque notre action est transversale, des autres ministères comme l’Education, l’Intérieur, la Justice, le Logement…Nous commençons à avoir des données, de l’expérience et nous pouvons commencer, à notre échelle, à impacter des politiques.

Et du point des femmes, de l’accueil, du suivi, qu’est-ce qui a changé ?

Eh bien pas grand-chose. Les femmes se sont saisies – et tous les collègues des autres Maisons des femmes en témoignent – de cette offre de soins et se sont précipitées de plus en plus nombreuses. Et ce sont des femmes qui n’allaient pas ailleurs. Cette porte ouverte, elles ont très vite compris le bénéfice qu’elles pouvaient en tirer. Avec parfois un surinvestissement. En nous prenant pour des magiciens que nous ne sommes pas, très puissants, ce que nous ne sommes pas, avec des moyens supérieurs à ceux que nous pouvons leur offrir. En tout cas elles se précipitent et il y a une fréquentation exponentielle, ce qui n’est pas simple à gérer. Mais les femmes sont les premières à avoir compris, qu’alors qu’elles pensaient que personne ne pouvait rien pour elles, il y a désormais des lieux un peu à part, un peu nouveaux, où elles pouvaient parler, ne serait-ce que ça déjà !

Pouvez-vous expliquer ce qu’est l’unité Coralys ?

C’est parti d’un constat, je suis toujours terre à terre. Celui que des jeunes femmes venaient nous demander des avortements pour des grossesses issues de viol et que pour des raisons qui leur étaient propres, elles ne souhaitaient pas déposer plainte. Parce que déposer plainte était une façon de dire à leur famille qu’elles avaient été déshonorées, qu’elles déshonoraient leur famille. Ou bien cela pouvait aussi dire qu’elles avaient eu des relations avec des garçons, qui dans ces cas-là avaient été bien au-delà de ce qu’elles souhaitaient, mais qu’elles avaient quand même commencé à fréquenter, ce qui dans certaines familles est impensable. Voire qu’elles étaient sorties en boîte, qu’elles avaient transgressé un interdit familial… Donc non, elles ne voulaient pas porter plainte. Et se dire que ces fœtus, qui étaient une preuve irréfutable de l’identité de l’auteur, allaient être jetés à la poubelle, me paraissait complètement impensable.

Donc, nous nous sommes dit qu’il serait bien de conserver des preuves, même sans plainte. Et nous avons commencé à conserver les fœtus dans le service de néo-pathologie en disant aux femmes : « Nous allons le garder deux ans, prenez votre temps, peut-être que vous changerez d’avis… » Mais nous sentions bien que c’était du bricolage. Nous n’avions pas précisément d’autorisation. Un avocat aurait pu dire : « Est-ce que ce fœtus a été conservé dans des conditions satisfaisante ? Cette preuve n’est pas valide etc. ». J’avais à cœur de faire valider ce dispositif. Et cela rencontrait des demandes d’autres femmes qui voulaient faire des recueils de preuves sans plainte. Car normalement lorsqu’une femme dit « J’ai subi un viol » on dit « revenez avec une réquisition, on verra ce qu’on peut faire ». Ce qui est extrêmement décourageant car pas envie d’aller au commissariat, pas envie de me faire maltraiter, pas envie de me faire poser des questions que j’estime inhumaines alors que peut-être le policier fait juste bien son travail et pose des questions pas rigolotes…

Et donc nous avons soutenu cette idée de recueil de preuves sans plainte et nous avons négocié avec le procureur de Bobigny pour qu’il signe une convention qui nous autorise très officiellement à recevoir les victimes sans qu’elles soient allées au commissariat ou après qu’elles y soient allées. Donc Coralys c’est pour l’urgence, moins de 5 jours. Car au bout de 5 jours la plupart des preuves ont disparu, que ce soit du sperme dans le vagin, des poils, des fragments de peau car on a griffé son adversaire, ses habits. Il faudrait idéalement ne pas s’être lavée… C’est aussi un message : consultez rapidement, dans un service de soins, pas forcément dans un commissariat si vous n’en n’avez pas envie. Et nous comme unité médico-judiciaire, nous recevons, nous examinons, nous faisons les constats, les prélèvements, les traitements d’urgence contre le SIDA, la grossesse… Soit nous réussissons à les convaincre de déposer plainte et nous appelons la police avec laquelle on a de très bonnes relations et elle vient recueillir la plainte. Soit si elle ne veut pas déposer plainte, nous congelons les preuves, nous leur faisons signer un document indiquant que nous avons congelé des preuves et qu’elles ont tout loisir de changer d’avis.

Vous avez tenu en février une conférence-rencontre sur le sujet de la soumission chimique, encore peu connu. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Oui, nous en sommes très fiers ! Je suis partie de cette histoire d’une jeune femme, Caroline Darian, dont le père pendant dix ans, sous soumission chimique, a violé et livré sa mère au viol de 80 hommes. Et j’ai pris conscience que la soumission chimique au sein de la famille est répandue mais très méconnue. Elle peut toucher les enfants, les conjoints… et c’est la porte ouverte aux agressions sexuelles. Ce qui m’a frappé dans le cas de cette femme soumise chimiquement, c’est que ses enfants avaient bien conscience que quelque chose n’allait pas.  Ils l’ont emmenée consulter plein de médecins et ce diagnostic n’a jamais été évoqué. Et là je me suis dit « on n’est pas bons, nous les médecins. » Parce que lorsque quelqu’un vient nous raconter quelque chose qui nous paraît absurde, on va lui faire des scanners, des IRMs, chercher s’il a une tumeur au cerveau, mais on ne va pas penser à ça. Donc, toujours dans cette idée de prévention qui nous anime, la première chose à faire c’est de vulgariser des formations à destination des professionnels de santé. Si un jour ils ont quelqu’un qui leur raconte des trucs absolument confus, qu’ils puissent se dire « je vais chercher ça aussi . »

Que vous reste-t-il à améliorer ?

Nous avons essayé beaucoup de choses, maintenant nous avons une méthode qui fonctionne. Il faut la stabiliser pour qu’elle soit la plus robuste possible et la plus transposable possible. Nous devons améliorer aussi la prise en charge des enfants, malgré le fait que ce ne soit pas directement dans notre champ de compétences. Nous devons réfléchir à des passerelles entre les Maisons de femmes et les UAPED (Unité d’Accueil Pédiatrique Enfants en Danger). A partir du moment où une femme est en danger, subit des violences, son enfant également. Clairement la politique de la France n’est pas performante, que ce soit pour la mise à l’abri des enfants dans des foyers, des familles d’accueil. On a le sentiment que ça n’est pas assez sécurisé, qu’il y a des enfants qui sont presque plus en danger lorsqu’ils sont placés que lorsqu’ils sont chez eux. Ça c’est inacceptable.

 

[1] Le Grenelle des violences conjugales, ou Grenelle contre les violences conjugales, est un ensemble de tables rondes organisées par le gouvernement français entre le 3 septembre et le 25 novembre 2019. Les solutions proposées visent à favoriser le signalement des cas de violence, la protection des victimes, le suivi des auteurs de violences, la sensibilisation des personnes, ainsi qu’à mieux sanctionner les auteurs.

 

 

 

En cas d’urgence

  •  Appelez le 17 pour une intervention de la police.
  • Pour obtenir des informations et être accompagnée, appelez le 3919, numéro d’écoute national, destiné aux femmes victimes de violences, à leur entourage et aux professionnels concernés. L’appel est anonyme et le numéro accessible 7j/7, 24h/24.
  • Signalez par sms au 114 ou en ligne
    Ces numéros d’urgence sont gratuits et peuvent être composés à partir d’un téléphone fixe ou portable, même bloqué ou sans crédit.

De l’aide

L’observatoire départemental des violences envers les femmes, pour tout savoir sur les mesures d’aide et de protection, cliquez ici

 SOS victimes 93
Permanence téléphonique de 9h à 12h et de 13h à 17h30 au 01 41 60 19 60
Permanence au tribunal judiciaire de Bobigny sans rendez-vous de 13h à 17h30

 CIDFF 93
Permanence téléphonique de 9h à 12h30 et 13h30 à 17h Tél. 01 48 36 99 02

 Les avocat·e·s spécialisé·e·s
Permanence téléphonique des avocats tous les vendredis de 10h à 18h
Tél. 01 48 96 20 95
Permanence d’accueil gratuite dans les locaux de l’ordre des avocat·e·s au TJ de Bobigny. Tél. 01 48 96 20 96

Les associations de lutte contre les violences envers les femmes et de défense des droits des femmes

 SOS Femmes 93
Permanence d’écoute téléphonique de 14h à 17h au 01 48 48 62 27
Lieu d’accueil et d’orientation : 01 48 02 00 95

 Mouvement français pour le planning familial 93
Permanence d’écoute téléphonique au 01 55 84 04 04

 Femmes solidaires 93
Permanence d’informations les lundis et jeudis de 15h à 17h30 au 01 48 47 44 97

 Amicale du Nid 93
Prostitution des majeures et des mineures
Tél. 01 41 68 20 28

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Tous les commentaires1

  • hadjazi nadia

    c ‘est une femme formidable , qui ne lâche rien Grand merci à vous pour ces femmes mais également les enfants

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