« Tout comme vous, j’avais un visage »: l’ancienne gare de déportation de Bobigny rouvre au public
Rouvert au public depuis le 18 janvier, le site rappelle le rôle de ce lieu dans la déportation, entre 1943 et 1944, de près de 22 500 Juifs de France. Le 27 janvier, jour du 78e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, le site rénové connaîtra sa première grande commémoration, avec la participation d’un lycée de la ville.
« Quand vous foulerez ce bouquet d’orties/ qui avait été moi, dans un autre siècle,/ en une histoire qui vous sera périmée,/ souvenez-vous seulement que j’étais innocent/ et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là/ j’avais eu moi aussi un visage marqué/ par la colère, par la pitié et la joie./ un visage d’homme, tout simplement ! »
Placés à l’entrée de l’ancienne gare de déportation de Bobigny, les mots du poète Benjamin Fondane, déporté ici-même en mai 1944 vers Birkenau, frappent au coeur.
Ici, à Bobigny, entre juillet 1943 et août 1944, près de 22 500 Juifs ont été déportés vers les camps d’extermination – en grande majorité Auschwitz-Birkenau, soit un tiers des plus de 75 000 Juifs français déportés au total.
Récemment rouvert au public après des travaux de réagencement qui auront duré environ 10 ans, le site est d’autant plus émouvant qu’il a très peu changé depuis l’époque de la Shoah.
« Beaucoup de choses ont été conservées à l’identique, du fait de la présence sur les lieux d’un ferrailleur jusqu’en 2005, qui avait entassé là son matériel. C’est même la seule gare de déportation en France encore dans son état originel, et c’est cela que nous voulions mettre en valeur », explique Bernard Saint-Jean, chargé de mission sur l’aménagement des lieux pour la ville de Bobigny.
« 40 par wagons à bestiaux »
La scénographie, qui tient compte de l’organisation des lieux de l’époque, aide à comprendre les faits : le public entre par la même porte que les déportés de l’époque, qui étaient acheminés là par camions ou bus depuis le camp d’internement de Drancy, situé à 2,5 kilomètres de là. Les panneaux explicatifs rédigés par l’historien Thomas Fontaine, resituent bien le contexte.
Des citations, tirées des lettres que les déportés jetaient sur les voies ou confiaient à des cheminots juste avant le départ pour « Pitchipoï », comme ils disaient, rappellent aussi que derrière les statistiques, il y avait des hommes, des femmes et des enfants.
« Embarquement fait le 18-7-43 au matin à 6h30 en Gare de Bobigny de façon inhumaine et bestiale. Hommes-Femmes-Enfants. Pêle Mêle (…) 40 par Wagons à Bestiaux puis plombés et fenêtres grillagées avec fils barbelés », écrit par exemple Jacques Baitar sur un billet qu’il jettera depuis le train. Le 18 juillet 1943, c’est en effet le premier convoi qui part depuis Bobigny avec 1143 personnes à son bord.
Au bout de l’arc de cercle décrit par les voies ferrées, encore intactes aujourd’hui, le chemin de fer de grande ceinture. « La dernière vision d’un monde civilisé s’est abolie avec la petite gare vieillotte de Bobigny », écrit Ida Grinspan, déportée le 10 février 1944 et parmi les 6% de Juifs à être revenus des camps. Au total, 22 convois partiront de Bobigny, selon le décompte fait par Serge Klarsfeld dans son Mémorial de la déportation des Juifs de France.
A quelques mètres des voies ferrées et du pavé d’époque, une série de stèles commémore ces 79 convois de la mort : aux 22 partis depuis Bobigny, il faut en effet ajouter ceux partis, entre mars 42 et juillet 43, d’ailleurs et notamment de la gare du Bourget.
« De mars 1942 à juillet 1943, la déportation se faisait depuis la gare du Bourget, mais à partir de juillet 1943, la gestion du camp de Drancy, jusqu’ici assurée par les gendarmes français, est reprise directement par le nazi Aloïs Brunner, et celui-ci estime pour plusieurs raisons que Bobigny est plus indiquée pour la poursuite de la « solution finale » : parce que moins susceptible d’être bombardée et plus discrète », détaille Adèle Purlich, directrice du nouveau lieu de mémoire.
Inauguration officielle le 18 juillet
Souhaité par la ville de Bobigny, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, le Département de la Seine-Saint-Denis, la SNCF, propriétaire du lieu, et plusieurs associations de déportés parmi lesquelles l’Association Fonds Mémoire Auschwitz (AFMA), le nouveau site se veut à la fois lieu de mémoire et de recueillement.
Le 27 janvier, il accueillera ainsi les cérémonies du 78e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz : l’ancienne halle de marchandises réaménagée en bâtiment pédagogique abritera les discours officiels ainsi que la performance des élèves du Conservatoire de musique de Bobigny et des productions des élèves du lycée Alfred Costes.
En attendant l’inauguration officielle des lieux, le 18 juillet prochain, 80 ans après le départ du premier convoi de Bobigny.
« Faire venir ici le grand public »
En ce jour de janvier, Anouk Colombani, guide conférencière dans le Nord-est parisien, prend elle aussi ses repères sur le site : « Des lieux comme celui-ci sont extrêmement importants maintenant que la génération des témoins directs est en train de disparaître. Les scolaires, c’est évidemment crucial, mais ça ne suffit pas. A l’heure où fleurissent les théories du complot et du négationnisme, il faut absolument faire venir ici le grand public. » Inscrite juste en face de l’ancienne halle aux marchandises, une citation du poète Paul Eluard, né à Saint-Denis, lui donne raison : « Si l’écho de leur voix faiblit, nous périrons ».
Christophe Lehousse
Photos : ©Nicolas Moulard