Quand le théâtre-forum parle des écrans autrement
- Troubles de la concentration, désinformation, cyberharcèlement : les écrans peuvent causer des ravages chez les ados.
- Pour en parler de manière équilibrée, une compagnie de théâtre, L’Eveilleur, tourne actuellement dans les collèges de Seine-Saint-Denis à la demande du Département.
- Leur méthode : des saynètes inspirées de la vie réelle, rejouées par les élèves. Reportage au collège Jean-Moulin de Montreuil.
Yasmina est complètement abattue. Le garçon qu’elle aimait bien, Maxime, lui a demandé de lui envoyer des photos intimes. Une semaine plus tard, la jeune fille a été la risée de tout le collège, constatant que celui en qui elle avait confiance avait « balancé » les photos sur tout le What’s app de la classe. C’est ce que des élèves de 4e du collège Jean-Moulin de Montreuil ont pu voir joué par la compagnie L’Eveilleur en ce lundi de janvier.
Après une première saynète pour prendre connaissance des faits, Emy Lévy, une des comédiennes de la troupe, s’assure d’abord que le jeune auditoire identifie bien qui est la victime dans cette affaire. « C’est la jeune fille, et le coupable, c’est le garçon qui l’a trahie », analyse à peu près toute l’assistance. « C’est déjà pas mal parce qu’il nous arrive d’avoir des surprises face à certaines classes qui reprochent avant tout à la fille de s’être laissée tromper», expliquera plus tard la fondatrice de cette troupe parisienne spécialisée dans le théâtre-forum.
Puis Hélène Beaugeard, une autre comédienne de la compagnie, demande aux jeunes gens de quelle manière on pourrait aider Yasmina. « Je lui dirais d’aller parler à quelqu’un de confiance, de pas rester seule avec ce problème », lance Mathéis dans le public. – Tu serais d’accord pour nous montrer ça sur scène ?
Et Mathéis, avec une maturité étonnante pour son âge, de s’exécuter. Voilà le jeune garçon en train de jouer les intercesseurs auprès de la mère de Yasmina, à qui la jeune fille n’osait pas parler, tellement elle avait honte. – Madame, je voudrais vous parler d’un problème qu’a votre fille, mais il faut d’abord que vous me promettiez de ne pas la juger.
Le tout se terminera devant le principal du collège, jouant son propre rôle, qui rappellera à la jeune fille qu’elle est bien la victime et non la coupable et que, l’affaire concernant deux élèves de l’établissement, l’auteur des faits passera en conseil de discipline.
« Des affaires comme celle-ci, on en a entendu plusieurs, et pour être franche avec vous, celle-ci nous vient même d’une école primaire… », confient à leur tour Frosso Siaterli et Sameh Guirguis Labib, deux autres comédiens de L’Eveilleur.
Un caractère immersif qui plaît
Autre saynète mettant en scène une possible dérive des écrans : Anaïs, en collège, aimerait bien réviser pour son brevet blanc le lendemain, mais Alexandre, son grand frère, l’en empêche, tout occupé qu’il est à jouer (bruyamment) en réseau à Fortnite, un jeu vidéo de guerre. Manque de pot pour Anaïs : quand elle alerte ses parents, eux non plus ne sont pas franchement réceptifs, à cause du polar hyper captivant qui passe à la télé. Quelqu’un a-t-il une solution ?, lance à la cantonade Emy.
Une solution ? Bien sûr, Enzo se charge de tout : « si ça continue, je vais le débrancher ton truc, moi », lance l’élève monté sur scène à un Alexandre qui n’en revient pas de voir sa petite sœur aussi revendicative. – Ok pourquoi pas, c’est bien de pas se laisser marcher sur les pieds, mais pas sûr que ça règle le problème, intervient Emy. Quelqu’un d’autre ?
Millka et Nina entrent en scène, avec leurs méthodes de sioux : – Dis voir, Alexandre, on pourrait jouer avec toi ? Mais avant ça, on a un problème de maths qu’on n’arrive pas à résoudre. Tu pourrais pas nous aider ?
C’est le coup de grâce pour notre Alexandre alias le comédien Jules Choisnel, pas franchement habitué à être appelé en renfort sur des maths. – Ben euh, pourquoi pas, en plus je l’ai moi le brevet, arrive-t-il tout juste à bafouiller en prenant le cahier de sa petite sœur.
« Ça change des discours tout faits sur les écrans »
La force de l’intervention de la compagnie L’Eveilleur : ne pas complètement vouer les écrans aux flammes de l’enfer puisqu’auparavant, une autre scène en aura listé des aspects positifs – le partage de connaissances, de moments heureux, la rupture d’une certaine forme d’isolement… Et aussi son caractère participatif, fortement apprécié des élèves.
« C’était touchant. Ça change des trucs qu’on nous présente habituellement sur les écrans, qui sont des discours justes, mais qui ne nous atteignent pas vraiment » estime Eva. « Sans m’être identifiée à une saynète, j’ai quand même reconnu des choses que j’avais pu être amenée à voir », poursuit son amie Automne.
« Le théâtre forum, c’est vraiment une forme intéressante : ça amène les élèves à réfléchir à des problématiques de leur quotidien de manière immersive. C’est très différent d’une intervention magistrale sur le même sujet… », estime à son tour Noémie Sabaté, professeure documentaliste qui accompagne ce jour-là les 4e concernés.
Dans un coin de la salle, Emy, Hélène et les 3 autres comédiens débriefent eux aussi l’intervention. Ces acteurs qui viennent souvent de l’éducation populaire sont satisfaits de la séance. « Les élèves ont été réactifs, ils ont compris les messages de solidarité et d’attention à l’autre qu’on voulait faire passer. Et aussi que les réseaux sociaux sont à consommer avec modération. » La troupe est de toute manière appelée à revoir une dernière fois ces élèves pour une phase de conclusion « où l’on insistera davantage sur les personnes ressources vers qui les élèves peuvent se tourner en cas de problème : les assistants d’éducation, les CPE, les psychologues scolaires ou les sentinelles puisqu’apparemment il y en a ici (des élèves référents à qui d’autres peuvent signaler des soucis)», souligne Emy.
Lancé à Montreuil, le dispositif doit maintenant s’étendre à d’autres collèges, comme l’a rappelé la conseillère départementale déléguée au projet éducatif, Elodie Girardet, présente elle aussi ce jour-là.
Christophe Lehousse
Photos: ©Nicolas Moulard