Les étudiants de la promotion 5 viennent de terminer leur formation à Casa 93, comment en sont-ils sortis ?
Essorés. La Casa : on la transpire ! C’est pour cela qu’on veut des jeunes hyper motivés. La formation dure quinze mois avec juste un mois de vacances. Ils sont vraiment en immersion et peuvent ainsi déployer leurs compétences en apprenant des uns et des autres. Ils sont portés en fait par le collectif, par toute l’énergie et les valeurs qui sont propres à la Casa. Ils ne s’en rendent pas compte mais il y a tout un travail social. On travaille autant sur leur épanouissement personnel que professionnel.
Qui sont ces jeunes ?
Ce sont des jeunes qui n’ont pas vraiment la possibilité de financer des études de 3-4 ans, ils ont besoin de travailler vite. La plupart sont contre l’école, déscolarisés, n’ont pas forcément la concentration… A la Casa, on les oriente, on les encadre mais ils apprennent à travailler ensemble sans même s’en rendre compte. C’est l’intelligence du collectif.
Qu’est-ce qui fait votre particularité à Casa 93 ?
On fait chaque année une collection collective. Cela signifie que ce n’est pas chacun qui fait son look mais qu’ils ont tous travaillé dessus, du dessin jusqu’à la fin. Imaginez les égos.
Vous choisissez 20 individus, donc 20 égos et vous les faites travailler ensemble ? C’est comme si vous proposiez à Yves Saint-Laurent, Karl Lagerfeld, Jacquemus, de travailler ensemble. Vous pensez vraiment qu’ils y arriveraient ?
C’est la force de la Casa. Il n’y a pas que les jeunes qui sont essorés. L’équipe est épuisée. A chaque promotion, on se dit qu’on arrête la collection collective. Mais c’est la force de la Casa. Personne ne le fait. Moi je le fais depuis des années. J’ai toujours travaillé sur ce collectif. Et c’est épuisant pour tout le monde.
Quelle est votre méthode de travail ?
Pendant toute l’année, ils sont dans une liberté créative. C’est à travers le groupe qu’on travaille sur leur identité créative et qu’ils vont savoir qui ils sont vraiment. Certains sont très très fort en styling, en image. D’autres ont une culture mais ne savent rien faire de leurs mains. Et d’autres sont super techniques. Ils ont des profils très différents. Ce ne sont pas des jeunes qui a priori se seraient rencontrés. Au début, ils commencent à travailler en binôme, en trinôme puis tous ensemble. Et ça explose. Pour certains, c’est compliqué. D’autres décrochent à cause du collectif. Voilà pourquoi ils sortent essorés. Ils ont l’impression d’avoir beaucoup donné. Après la Casa, ils savent exactement qui ils sont et ils peuvent travailler dans une équipe, dans un studio de création, dans une équipe.
Que leur dites-vous alors pour qu’ils n’abandonnent pas devant la difficulté ?
Je leur dis que là, ils font une collection qui n’est pas commercialisée, qu’ils peuvent s’éclater ensemble. Il faut qu’ils le prennent comme de la pure créativité, comme des enfants qui jouent ensemble. Cela leur donne une force extraordinaire pour pouvoir trouver leur place naturellement. Elle est dure la Casa. Ils ne s’en aperçoivent pas tout de suite, mais après dans la vie professionnelle, c’est « finger in the nose ». Ils en en goûtent les vertus et peuvent la savourer.
Les jeunes de Casa 93 viennent-ils de Seine-Saint-Denis ?
La moitié de nos jeunes viennent de Seine-Saint-Denis. On travaille beaucoup avec des missions locales, des maisons de quartier, plein d’assos en Seine-Saint-Denis. Très vite, je suis devenue ambassadrice du In-Seine-Saint-Denis. On a tissé plein de liens, grâce au In-Seine-Saint-Denis, on a même monté un concours de mode éthique destiné aux jeunes de Seine-Saint-Denis qui permet à trois d’entre eux de rentrer à la Casa sans avoir à monter de dossier.
Est-ce difficile de rentrer à Casa 93 ?
C’est très difficile car nous recevons près de 1000 candidatures pour 20 places. Et la priorité est donné à ceux qui n’ont ni argent ni diplôme. Après ce n’est pas seulement choisir 20 jeunes, c’est choisir 20 jeunes qui peuvent travailler ensemble.
Que savent-ils faire en arrivant chez vous ?
On ne leur demande pas de savoir dessiner ou coudre. Cela, ils l’apprendront à l’école. Mais, il faut qu’ils aient un univers créatif. Et ce n’est pas forcément la mode. Tout ce qu’ils ont dans leur quotidien, il faut qu’ils s’en nourrissent : musique, danse, sport. Ils ont déjà en eux cette créativité. Parfois c’est une surprise pour eux d’avoir été pris à la Casa, d’avoir été détecté quand on les prend.
Qu’ont-ils en commun ?
Il y a le critère d’âge : 18-25 ans. Et il faut avoir un grand cœur, mettre l’égo de côté. Il faut savoir autant donner que recevoir. On ne veut pas qu’ils soient contre ou anti. Ce n’est pas du tout l’idée, même s’ils le sont un peu au départ.
Vous consacrez beaucoup de temps à ces jeunes que vous avez sélectionné sur le volet…
Tout est une question de temps. Et si on ne met pas le temps nécessaire, ça ne marche pas. Si on ne fait pas du cas par cas, si on globalise, ça ne marche pas. On est tous différents. Chaque être humain est différent. Il faut du temps pour faire des belles choses. Si on ne prend pas du temps et qu’on ne s’investit pas, on fait de l’à-peu-près et à la Casa on ne fait pas d’à-peu-près. Les conséquences de l’à-peu-près avec les jeunes sont fatales.
C’est pour cette raison que vous n’en prenez que 20 ?
Non seulement pour travailler tous ensemble il ne faut pas être nombreux mais les missions de la Casa c’est sourcer les jeunes, les identifier, aller les chercher, les former, les promouvoir, et les insérer sur le marché. Ici, les plus jeunes retrouvent goût à l’école. Ils ont envie de se former encore plus. La Casa 93 propose des passerelles. On travaille avec douze écoles, publiques et privées pour avoir des bourses : l’ENSI, les Arts déco, les Beaux-Arts, l’Institut français de la mode, Les compagnons du devoir… On les prépare à ces concours. Ils ne sont pas jetés dans la nature.
Que deviennent les autres jeunes de la Casa ?
Il y a ceux qui veulent travailler tout de suite. On en a un tiers qui veut entreprendre, pour beaucoup en autoentrepreneurs, pour travailler en mode projet. La nouvelle génération veut papillonner, avoir des expériences. Les marques via les collaborations pédagogiques, nos partenaires, en choisissent pour leur donner un stage. Et un tiers veut continuer leurs études.
Nos jeunes sont très recherchés maintenant autant par les écoles que par les marques que par les bureaux de tendance. Ils ne ressemblent à aucun autre, tellement pas du tout formatés. Ce sont de vrais diamants bruts, avec leur identité à eux, super créatifs.
Comment définissez-vous Casa 93 ?
On est une association loi 1901 qui offre une formation professionnelle. On n’est pas une école de mode. C’est pour cela qu’on ne fait que de l’upcycling. Nos jeunes ont une initiation au patron, au modélisme, car ils doivent savoir décomposer un vêtement et le recomposer. Ils acquièrent les bases mais on ne remplace pas trois ou quatre ans de techniques, de couture… Nous, on est un tremplin d’où ils prennent confiance en eux, d’où ils voient là où ils sont bons, et ce qu’ils veulent faire. Quand ils arrivent, ils veulent tous créer leur marque et puis quand ils sortent d’ici, ils ne pensent plus du tout à ça.
D’ailleurs, racontez-nous en deux mots comment est née Casa 93 ?
La Casa 93 existe depuis 5 ans, mais j’y travaille depuis 2005. Et j’ai galéré de galérer. Sur ce projet, on n’a pas été payé pendant deux ans. On a vécu de bric et de broc. A 40 ans, j’étais comme mes jeunes. Je n’avais pas d’argent.
En 2017, on s’est installé dans le 93, le département le plus jeune de France, donc super dynamique, où ça dépote. J’arrivais du Brésil où j’ai travaillé et vécu pendant douze ans dans deux favelas, avec tous ces jeunes talents qui n’ont rien ou peu. J’y ai fait des belles choses. Brésil/93, ce sont des contextes économiques différents mais où les jeunes se sentent délaissés et très éloignés de l’école et de l’emploi tout en voulant avoir les mêmes chances que d’autres.
Comment est composée votre équipe ?
Mon équipe est recrutée comme les jeunes, grand cœur, engagé et créatif. Certains n’ont pas forcément les compétences pour les postes où je les mets mais si je les choisis c’est parce que je sais qu’ensemble ils vont faire des bonnes choses. On n’est pas à contre-courant. Ce n’est pas vrai ça. On est sur d’autres valeurs. On pense que à plusieurs on fait mieux et qu’on n’est pas obligé de rentrer dans les carcans pour pouvoir s’épanouir.
2022 a été une grande année pour Casa 93
Cette année on a eu la chance d’être invité par la Fédération de la mode et de la Haute-couture à être programmé dans le calendrier officiel de la Fashion Week de septembre. C’était une consécration pour nous, pour les 5 ans de Casa 93 et pour les jeunes. Il n’y a aucune association, ni école dans ce calendrier.
Les élèves ont aussi exposé au Palais de Tokyo…
Notre partenaire Peclers avec qui on travaille sur les cahiers de tendance nous a présenté au Palais de Tokyo qui pour ses 20 ans voulait vraiment faire quelque chose avec nous. Entre temps, je reçois l’invitation la Fédération de la mode et de la Haute-couture. L’idée s’est faite naturellement. On a travaillé sur une exposition qui a mêlé art contemporain et mode au Palais de Tokyo et eux nous ont cédé gracieusement une salle pour défiler. Sachant que la location d’une salle pendant la Fashion Week pour défiler c’est 35 000 euros.
Où en êtes-vous de la certification de l’école par l’État ?
On est une formation certifiée de qualité par Qualiopi depuis l’année dernière. Ce certificat est reconnu par les professionnels de la profession. Notre programme évolue et s’améliore grâce à Qualiopi. Pour tout ce qui est RNCP -diplôme reconnu par l’État- pour l’instant ce n’est pas une priorité pour nous. Notre programme change tellement chaque année en fonction des évolutions, des innovations (3D, vidéo) qu’on ne rentre pas dans ces cases-là. Pour nous la priorité, c’est l’insertion des jeunes. Dans l’année, les élèves voient 150 professionnels. Le premier jour à l’école, je leur dis : « vous êtes déjà sur le marché du travail, potentiellement identifié, détecté par un professionnel ».
Vos élèves travaillent en effet avec Louis-Vuitton, Les galeries Lafayette, Nike, le PSG. Ils ont un sacré book…
En sortant de la Casa, les jeunes ont leur porte-folio professionnel. En plus de leur collection collective, ils ont huit projets, qui sont en fait des collaborations pédagogiques, des projets semi-professionnels. Ils travaillent vraiment avec ces marques, ces entités ou ces magazines. Ils répondent à un cahier des charges et nous les encadrons. Cela peut être des projets créatifs, ou « image » ou « techniques-upcycling ».
Combien de temps mettez-vous à monter un projet avec vos prestigieux partenaires ?
Il faut entre deux et trois ans pour construire ces partenariats. Ce n’est pas simple. C’est beaucoup d’investissement humain pour travailler avec nos jeunes. Ce n’est pas pour l’argent, ni pour la gloire qu’ils font ça. Nos partenaires s’accrochent vraiment. Les contrats trisannuels que nous passons avec eux se transforment ensuite en mécénat. C’est chouette.
Tout a l’air si facile ?
A la Casa, tout se fait naturellement, c’est ça qui est chouette. Les jeunes font un grand écart physique, intellectuel et presque même spirituel. Ces quelques mois à la Casa, ils ne l’oublieront jamais. C’est vraiment intense. On ne s’attend pas qu’ils soient reconnaissants. Mais certains reviennent ici pour donner des cours. Ils reviennent toujours téter, c’est la magie de la vie.
Cette année, vous restez à Montreuil mais déménagez à la Croix de Chavaux…
En février, on déménage la Casa au-dessus d’un entrepôt industriel, comme au Brésil, lorsque j’étais installée dans une carrosserie au cœur d’une favela. C’est grand, on va pouvoir y recevoir toutes nos formations. Et notamment Casa93Pulse une formation gratuite pour les 18-25 ans n’ayant aucun diplôme. L’objectif : les aider à se constituer un porte-folio, à remplir un dossier d’inscription pour décrocher la formation de leurs rêves.