De Montreuil à New-York, Erwan Boulloud, un artisan d’art à la renommée internationale

- Dans son atelier de Mozinor, immense bâtiment industriel installé à Montreuil, Erwan Boulloud fabrique des meubles qu’il vend dans le monde entier, notamment à des stars comme Lenny Kravitz, Matt Damon ou Marion Cotillard.
- Parti de rien, cet artisan d’art installé depuis une vingtaine d’années à Montreuil, qui jouit aujourd’hui d’une solide réputation dans le milieu très fermé du design de collection, est resté simple.
- Il nous a longuement reçus dans son « hangar » où travaillent avec lui ses dix employés.
Un projet de marqueterie murale pour une galerie en France, une enfilade pour des clients aux États-Unis, un bureau et une table de conférence pour une grosse entreprise marocaine, des bahuts pour sa recherche personnelle : en ce mois de mai, Erwan Boulloud, artisan d’art montreuillois, croule sous le travail et les objectifs à remplir avant le lancement de sa nouvelle collection, mais rien ne semble perturber le quinquagénaire aux faux airs de Droopy et au look décontracté (sweat à capuche, treillis, baskets de running). « On travaille sur une dizaine de pièces en même temps, c’est beaucoup de boulot mais c’est comme ça toute l’année donc je ne suis pas particulièrement stressé. Il faut agir sans trop se poser de questions », raconte l’imperturbable Erwan Boulloud, qui nous reçoit dans son beau bureau, orné de prototypes maison et qui surplombe un vaste atelier de 700 m2 à Mozinor.
Ce célèbre hôtel industriel tout en verticalité, labellisé « Architecture contemporaine remarquable » en 2021 et situé à Montreuil, accueille une cinquantaine d’entreprises aux activités diversifiées. « Je suis dans ces locaux depuis dix ans, détaille le designer sculpteur. Au début, j’étais un peu sceptique car l’immensité de ce lieu me faisait peur mais en réalité il est parfait pour ce que je fais : on peut faire du bruit 24 heures sur 24 sans déranger personne, il est accessible aux véhicules affectés au transport de marchandises et il n’est pas très loin de chez moi (Erwan vit depuis vingt ans dans le centre-ville de Montreuil). »
Commandes de Marion Cotillard et Karl Lagerfeld
Ses meubles d’exception, reconnus par le label « Entreprise du patrimoine vivant » (EPV) et produits en de très rares exemplaires, sur commande principalement, sont vendus dans le monde entier à une clientèle composée pour l’essentiel d’ultra-riches : des traders ayant fait fortune dans la finance, des geeks ayant percé dans la Tech et des personnalités du monde du show-bizz, telles que Sylvester Stallone, Marion Cotillard, Matt Damon, Lenny Kravitz, Drake, Karl Lagerfeld de son vivant (« une vraie fierté car cet homme était également une référence en matière de décoration d’intérieur », témoigne Erwan), ou encore Jeff Bezos. En avril, Erwan a eu le privilège d’installer dans l’appartement du richissime patron d’Amazon, situé sur la 5e Avenue, à New-York, un cabinet de bar incrusté de papillons exotiques naturalisés, une pièce unique de 600 kg entièrement fabriquée à Montreuil. « Je ne savais pas que j’étais chez Jeff Bezos mais j’ai rapidement compris que j’étais chez quelqu’un d’important quand on m’a demandé plusieurs fois de décliner mon identité et quand j’ai découvert l’appartement », rapporte ce père de trois enfants, qui avoue avoir besoin de cette clientèle sélect pour faire tourner son entreprise. « Chaque pièce demande des semaines, voire des mois de travail, ce qui fait inévitablement monter les prix », lesquels atteignent très vite les cinq chiffres. Mais qu’on ne se méprenne pas : si Atelier EB, le nom de son entreprise, est en bonne santé, elle ne roule pas sur l’or. Sa rentabilité est inversement proportionnelle à l’envergure de sa clientèle. Car dans ce business, juteux en apparence, une fois que les galeries d’art partenaires, les intermédiaires (les décorateurs d’intérieur, en général) et la TVA, bien sûr, ont pris leur part, Erwan réalise une marge légèrement bénéficiaire. « Je ne me plains pas, tempère l’artisan. On arrive à vivre et à durer, ce qui est déjà pas mal. »
Dans cette niche qu’est le design de collection (ou le mobilier d’art, au choix), Erwan Boulloud s’est taillé une solide réputation. La galerie d’arts décoratifs contemporains new-yorkaise TwentyFirst mise sur lui depuis plus de dix ans et lui a permis de se faire connaître des grands de ce monde. En France, c’est la galerie Glustin, aux marchés aux puces de Saint-Ouen, qui diffuse ses œuvres. Des œuvres qui ont ceci de particulier qu’elles sont toutes intégralement réalisées à Mozinor, de la conception aux ferrures. « Comme d’autres, j’aurais pu me contenter d’un bureau et d’un ordinateur pour la partie dessin et faire fabriquer ailleurs. Mais non, chez moi, tout se fait sur place. » Ses dix employés, autant d’hommes que de femmes, issus de grandes écoles ou titulaires d’un CAP, sont tous polyvalents et responsables d’une pièce du début à la fin. Ils travaillent les métaux, le bois, le plâtre, le béton, la résine et les pierres dures. Depuis quelques années, une découpe laser et une imprimante 3D sont venues compléter les machines-outils traditionnelles. « Je fais partie, dans le monde de l’artisanat, des tenants de la technologie de pointe. L’image d’Épinal de l’artisan avec ses pinces et ses marteaux a vécu, il faut vivre avec son temps. D’autant que ces nouvelles techniques ouvrent le champ des possibles et représentent un gain de temps non négligeable. » Sa patte ? Un système de charnières et de battants aussi ingénieux qu’invisible qui confère aux meubles un aspect sculptural, monolithique sans pour autant leur ôter leur rôle fonctionnel. « Je me suis inspiré des vantaux qu’on trouve sur les bus ou les avions, confesse le Montreuillois. Une fois fermée, la surface est lisse. Aucune poignée ne vient briser la ligne ou la pureté de la forme. » Parmi ses créations iconiques, on peut citer un cabinet de bar en marqueterie de laiton aux ouvertures imperceptibles. Ou encore cette commode ployant sous le poids d’un coffre-fort et dont l’ensemble forme un tout indissociable.
Pas doué pour l’école
Doué de ses mains, Erwan l’était beaucoup moins à l’école. Ce fils d’un ingénieur conseil et d’une artiste plasticienne, qui a passé une partie de son enfance dans la Meuse puis dans la Vallée de Chevreuse, était « ascolaire ». « On peut le dire, j’étais un vrai cancre, j’avais un gros problème avec le système scolaire classique, confie-t-il. Mais heureusement, grâce au soutien de mes parents, j’ai fini par trouver ma voie. » À 17 ans, il réussit le concours d’entrée à l’école Boulle et choisit d’intégrer la filière « monture en bronze ». Le jeune homme revit. Et, pour la première fois, entrevoit l’avenir avec optimisme et espoir. À la sortie, après cinq ans d’études, il est embauché par Laurent Beyne, maître dans l’art de la fabrication de luminaires et de mobilier en verre, dont l’atelier est à l’usine Chapal, à Montreuil. Quelques années plus tard, il rejoint une boîte spécialisée dans le soclage (qui consiste en la création d’un support pour un objet d’art destiné à être exposé) qui collabore avec des gros musées parisiens. « Une expérience passionnante car j’ai travaillé avec des conservateurs qui savaient tout de la Grèce et de l’Égypte antiques, on se sent moins idiot après. » Mais ce grand amateur de rugby (il a sa licence au RC Montreuil) et d’escalade craint de s’encroûter et décide de se mettre à son compte. Il se lance dans la rénovation d’appartements et se fait la main, seul dans son coin, sur de petites pièces, des lampes, des meubles pour des amis. Entre-temps, sa famille s’agrandit et parce qu’il faut la nourrir, il se consacre à un métier plus « sécure » : la serrurerie.
« Avec les chutes en métal, je me suis mis à réaliser des pièces un peu plus imposantes, des tables, des étagères, des commodes… » Il y prend goût et devient un exposant régulier du salon Maison&Objet et de Révélations, la biennale internationale des métiers d’arts et création. « Pendant cinq ans, j’ai établi des contacts, rencontré des gens importants dont certains ont fini par me faire confiance. Si aujourd’hui, je suis représenté dans deux galeries, c’est parce que je me suis acharné durant tout ce temps », estime-t-il. Pour étoffer sa clientèle et moins dépendre de ses deux partenaires historiques (TwentyFirst et Glustin), Erwan souhaiterait développer la vente directe. Il vient d’ailleurs de créer son propre showroom sur le toit de Mozinor. Mais il est confronté à un choix cornélien. « À vrai dire, je suis dans une impasse : d’un côté, je veux évoluer en volant de mes propres ailes, et de l’autre, je ne veux surtout pas me mettre à dos mes collaborateurs. »
Dans son bureau, un détail qui se distingue du reste du décor, attire notre attention. Une vingtaine de cartes à jouer trouvées dans la rue au fil du temps sont punaisées les unes à côté des autres sur un tuyau. « Je ne suis ni superstitieux, ni fétichiste mais il y a derrière chacune de ces cartes une dimension spirituelle qui me plaît bien. Cela fait vingt ans que je les collectionne et je me dis que derrière tous ces 8 et ces as, il y a forcément une explication. » Une chose est sûre, au regard de sa carrière, elles lui ont plutôt porté chance jusqu’ici.
Grégoire Remund
Photos: ©Nicolas Moulard