Avec ses lunettes en sautoir, indispensable quand on est photographe, son éternelle moustache accordée à son sourire bienveillant, l’œil aux aguets, André Lejarre a sillonné, appareil photo en main, le département de la Seine-Saint-Denis pendant de nombreuses années. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il aime son métier. « Ce qui m’attire, ce sont les gens, dit-il. Photographier m’a permis de me rendre dans des lieux, à la rencontre d’hommes et de femmes très différents, où je ne serais jamais allé si je n’avais pas été photographe. » Pénétrer dans une cité, aborder une famille ou capter des images lors d’une fête, se terminait souvent chez des habitants autour d’un café, à parler. « Il y a peu de métiers qui permettent ces rencontres. C’est à chaque fois, un grand bonheur. »
Après des études de cinéma et de sociologie, il commence à partir des année 1970 à prendre ses premières photos. « Je voulais faire du cinéma qui est un art du temps et de la durée. » Faute d’intégrer l’Idhec, la grande école de cinéma, il décide de réaliser ses propres mises en scène à travers l’objectif de son boîtier. « Une photographie est une mise en scène du réel. On choisit le cadre, et on décide de ce que l’on va mettre à l’arrière-plan, au premier plan… » C’est le temps de l’argentique que les moins de 20 ans, biberonnés au numérique, ne peuvent pas connaître ! Les pellicules à enrouler minutieusement dans le boîtier, développer les films, réaliser une planche contact, tirer les photos dans une chambre noire avec tout le rituel et le mystère de la révélation de l‘image, le tout dans une semi-pénombre faiblement éclairé par une ampoule rougeâtre.
Une bonne photo
« Une bonne photo est une photo qui raconte quelque chose, qui parle du monde et qui procure une émotion, explique tranquillement le photographe. Ma démarche me conduit à intégrer des gens différents dans l’image et à produire des images un peu complexes. Mais il m’arrive aussi de faire des photos toutes simples, un portrait serré, et cela fonctionne parce que le carré ou le rectangle parle magnifiquement de la personne photographiée. »
L’aventure du Bar Floréal
Ses premiers pas dans la photo, André Lejarre les fait à Romainville où il anime un labo photos. Très vite, il lâche son poste de directeur adjoint d’une MJC, pour se lancer dans la photo. En 1985, avec la complicité d’Alex Jordan du groupe de graphistes Grapus et de Noak Carreau, ils s’ installent dans un ancien café au pied du parc de Belleville, à Paris. Ils percent, rabotent, cimentent, et créent un lieu de création photographique, un studio, une galerie, un laboratoire : le bar Floréal est né. La démarche du collectif est tout à fait singulière dans le paysage de la photographie. Ils impliquent les habitants, les reportages trouvent des prolongements dans des ateliers d’écriture, des expositions itinérantes ou l’édition de livres. « Nous avons toujours veillé à l’utilisation de nos images, souligne André Lejarre. L’important est de rendre leur image aux gens qu’on a photographiés. On n’est pas des voleurs d’images, on est des donneurs d’images. »
Premier collectif de photographes à travailler ainsi, – à certains moments, ils étaient près d’une quinzaine – lui permet d’établir un rapport nouveau à son travail. « Photographier tout seul, ne m’offrait pas de retour sur mon travail. Le fait d’être en groupe m’a permis aussi de muscler ma personnalité de photographe et d’élever mes exigences. » La mutualisation des appareils photo, du matériel, le partage des idées et les échanges parfois rudes, ont permis au collectif, grâce à cette force motrice, de monter en qualité. Le bar Floréal, c’est aussi une âme, un engagement, un regard humain porté sur le monde du travail et la jeunesse. Sur la « photogénie du monde du travail », André Lejarre met en garde sur « la facilité à faire des images qui soient des lieux communs » et « à ne tomber dans la mythologie, à ne pas faire de belles images avec des choses terribles ».
En 2015, clap de fin. La bar Floréal met la clé sous la porte devant les difficultés économiques accumulées.
S’il a arrêté son activité professionnelle, il ne lâche pas pour autant son appareil photo. Parmi ses projets immédiats, il compte déposer aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, les photos prises lors de conflits sociaux qu’ils a couverts ainsi que le travail réalisé dans certaines villes du département. Quant à ses centaines de photos prises pour le magazine du Conseil général puis départemental, en particulier les photos des dizaines de nouveaux collèges, elles sont déjà archivées dans la photothèque du service Communication.
« Il faut que le temps de la photographie soit le temps des gens photographiés… », c’est André Lejarre qui l’a dit. Et il n’en démord pas.
Ce jour-là…
Nous avons choisi avec André Lejarre quelques photos parmi les milliers qu’il a réalisées en Seine-Saint-Denis. Il nous raconte les circonstances dans lesquelles il a été amené à les réaliser.
« Cette photo a été prise au parc de la Bergère, en décembre 2022. Elle fait partie d’une commande initiée par le ministère de la Culture et la Bibliothèque nationale, auprès de plusieurs photographes, afin de réaliser un état des lieux en France, après le COVID. J’ai proposé de suivre des jeunes bénévoles dans une association. UTOPIA 56 est l’une d’elles qui effectue des maraudes pour aider les sans-abri et les réfugiés sans point de chute. Ce jeune homme est afghan et dormait sous une tente au parc de la Bergère. La jeune femme, Elise, l’a aidé à trouver un lieu pour faire soigner ses mains blessées et à engager les démarches pour régulariser sa situation. Depuis que je l’ai pris en photo, Natiulla est désormais reconnu comme demandeur d’asile. Cette photo fera partie d’une grande exposition qui se tiendra en mars 2024 à la bibliothèque François Mitterrand. »
« Au parc de La Courneuve en 2004. Le Conseil général a demandé à notre collectif, le bar Floréal de photographier de belles choses qui se passent dans le département, contrairement à une certaine presse passant son temps à le dénigrer. Nous avons photographié des lieux que nous aimions et qui montraient l’image que nous aimions de ce département. Des paysages, sa population jeune et dynamique, des entreprises qui réalisent de belles choses. Quant à moi, je me suis promené dans le parc de la Courneuve que je connaissais bien ayant déjà accompli une mission photo en 1988. Cette image, je l’ai prise à l’automne, et je l’aime bien Il y a une relation à la nature qui passe par ce personnage en rouge. C’est un bel endroit où l’on peut se perdre, au milieu des arbres. »
« Vive le 14 juillet ! J’ai toujours aimé faire des photos de bal du 14 juillet. Aujourd’hui, il n’y en a plus guère. Cette photo a été prise à Romainville en 1978. Deux ou trois bals se tenaient sur le territoire et là, je me trouvais au bord de la cité Cachin. C’est une image sympa et drôle, d’une France à l’ancienne, qui évoque les années 1950. Des gens simples et sans chichis, dans une ville ouvrière, qui dansent. Et sur le côté, une petite fille à la peau mate dont les parents doivent venir de l’autre côté de la Méditerranée. »
« Le Nuage amoureux, 1982. J’ai capté cette image devant les usines Citroën à Aulnay-sous-Bois lors d’une grève qui a duré plus de trois semaines. Un ouvrier s’était fait traiter d’esclave par un contremaître, à la suite de quoi un mouvement de grève a fait tâche d’huile dans toute l’usine. Il régnait une atmosphère de solidarité très forte. Un après-midi, la bibliothèque de la ville est venue présenter une table de livres et les mettre à disposition des grévistes. Un ouvrier alors prend un ouvrage, le Nuage amoureux du grand poète turc Nazim Hikmet, et le feuillette. J’aime cette image parce qu’elle raconte beaucoup de choses entre les hommes du premier plan et celui de l’arrière plan. Comment occuper le rectangle de la photographie ou le cadre. »
« Au parc de La Courneuve, en 1987. C’est en automne, tôt le matin. C’est très agréable de sentir à la fois la rosée et la brume qui monte ou qui tombe. J’ai souvent vécu de belles expériences dans ce lieu. Cette photo répond à une commande de la mission photographique du Département. Une édition en cartes postales a été réalisée et une exposition a circulé. Ce paysage dégage une belle sensualité. Photographier un paysage c’est comme photographier un visage. La forme de la bouche, le regard, la forme du corps. C’est comme si le paysage faisait un geste ! Il est en mouvement, sensuel, avec un arbre qui doit avoir près de 40 ans aujourd’hui. Cette photo c’est comme une caresse. »
« La Courneuve, rue Renoir 1997. La barre Renoir est l’un des grands immeubles de la cité des 4000 à La Courneuve. Quand nous apprenons qu’elle va être démolie, nous proposons à la ville de faire un travail de mémoire sur ce lieu qui va disparaître. Pendant un an, avec Olivier Pasquiers, un des photographes du bar Floréal, nous rencontrons tous les habitants et faisons des images. En 2000, avant la démolition, un ouvrage est réalisé et distribué à tous les locataires de la barre. Nous prenions rendez-vous avec des familles, chacune d’elle posait, et nous prenions la photo en couleurs et nous remettions un tirage à chacune d’elle. Ensuite, nous avons réalisé des reportages sur les activités de la famille. Là, ce sont des jeunes en train de jouer au base-ball au pied de la barre Renoir (à droite sur la photo). »
« Le cabinet médical des docteurs Amar et Khiat. Le docteur Amar était un monsieur extraordinaire qui connaissait tout le monde. Il me disait : « J’ai vu les fesses de toute la cité avec mes piqûres ! » Il nous a beaucoup aidés pour réaliser ce travail. « Faites-vous photographier, disait-il, c’est important pour l’histoire ! » Ce médecin s’est installé alors que Renoir était en construction. C’est quelqu’un qui aimait les gens, un fabricant d’humanité. Une fois la barre démolie, il s’est installé juste à côté, dans ce quartier qu’il aimait tant comme il aimait les gens qu’il soignait. Un bon médecin. »
« L’AEFTI au Blanc-Mesnil, 1997. Cette association d’alphabétisation s’adressait essentiellement à des femmes qui souhaitaient apprendre à lire et à écrire. C’est toujours émouvant de voir des adultes essayant d’écrire en suivant les lignes d’un cahier. Quand on a 40 ou 50 ans, c’est plutôt difficile. Sur la photo, le passage avec la craie symbolise beaucoup de choses, et le regard entre les deux femmes est empreint de respect et de dignité. »
« Devant le centre social des Tilleuls au Blanc-Mesnil, 1995. Nous avons conduit une action photographique dans cette ville en direction des jeunes. Nous leur avons demandé de photographier ce qu’ils aimaient, ce qu’ils n’aimaient pas, leur chez-soi afin de dresser un portrait de la jeunesse du Blanc-Mesnil. Cela a donné naissance à un petit livre, offert aux jeunes de la ville, et à une exposition. Parallèlement, moi j’ai fait des images. Là, il s’agit d’un instantané de jeunes, des jeunes gens et des jeunes filles qui se rencontrent et se font la bise. Là comme ailleurs, les jeunes sont déchirés entre bonheur et des situations qui les entraînent vers le bas. Mais l’amour est quelque chose qui tire vers le haut. Des jeunes bien vivants ! »
« Sur la dalle de l’Hôtel de ville à Bobigny 1984. Cette photo n’est pas un montage, il s’agit tout simplement d’un jeu de reflet où l’enfant tenu par sa mère disparaît. La mère tire-t-elle son enfant afin qu’il ne soit pas englouti de l’autre côté du miroir… L’intérêt de cette photo réside dans ce mouvement, et dans la construction géométrique des dalles au sol. Encore une fois, l’instant sera décisif avant de déclencher. Hasard objectif ? »
« Alsthom à Saint-Ouen, 1985. Cette usine fabriquait des transformateurs pour les centrales électriques, thermiques ou hydrauliques. Il s’agit d’un travail engagé avec le Comité d’entreprise. Pendant un an, j’ai fait des images, tandis que les ouvriers et employés écrivaient l’histoire de leur usine. Un livre a été édité « Mémoires d’usine ». Cette photo a été prise dans l’atelier de chaudronnerie ; les ouvriers manipulent des tôles phénoménales, très lourdes. Elle évoque un univers théâtral avec un metteur en scène qui dirige ses comédiens et livre des consignes. On semble être sur un plateau avec au premier plan, des éléments de décor. Pour avoir participé aux interviews des ouvriers et ouvrières, j’ai entendu l’une d’elle, une chaudronnière dire que « la chaudronnerie c’est comme la couture. On dessine des formes sur la tôle et ensuite on découpe au chalumeau. » Sauf que la tôle faisait 1 centimètre d’épaisseur. »
Crédits photo : André Lejarre