Sophie Loubaton, photosensible

Sophie Loubaton, photosensible
Photographie
  • 30 ans que cette photographe montreuilloise au regard humain balade son objectif dans tous les milieux.
  • Usines, chantiers, « petites mains » : le monde du travail dans toute sa noblesse ou sa cruauté la passionne.
  • Une partie de son dernier travail en date, « Logistique », est d’ailleurs visible à la Bibliothèque nationale, à l’expo « La France sous leurs yeux ».

Des regards concentrés sur la tâche à accomplir, des hommes et des femmes perdus dans une cathédrale de colis ou au contraire des sourires échangés lors d’une pause. C’est ce qu’a capté l’objectif de Sophie Loubaton dans son dernier travail, « Logistique ». Pour cette commande de la Bibliothèque nationale en vue d’une exposition devant documenter la France de l’après-Covid, la photographe s’est immergée dans le quotidien des employés de plusieurs centrales de stockage, à Réau (77), Escrennes ou Neuville-aux-Bois (45), une France qui fait rarement parler d’elle.

« Ça faisait longtemps que ces plateformes de logistique qu’on voit fleurir au bord de nos autoroutes m’intriguaient. Alors, lorsqu’a surgi ce concours de la BnF, j’ai saisi l’occasion. J’ai voulu valoriser les gens, les travailleurs de base sur ces plateformes, qui n’ont pas cessé de travailler pendant le Covid et pour qui néanmoins il n’y a pas eu d’applaudissements le soir à 20h ».

Rares sont les photos de Sophie Loubaton où l’humain est absent. Même dans un univers qu’on pourrait croire désincarné et automatisé comme les plateformes logistiques, la photographe montreuilloise recentre l’attention sur les visages. C’est aussi le cas d’une autre série qu’elle a signée pour Label Gamelle. Pour ce traiteur solidaire établi à Montreuil, la photographe a eu l’idée de réaliser des « Diptyques », doubles portraits montrant les 20 salariés en insertion en uniforme de travail puis « en civil ».

La double-face du travail

Là encore, le travail constitue le fil rouge de son œuvre. « Peut-être parce qu’il est omniprésent dans nos vies, pour le meilleur et pour le pire. Le travail, c’est parfois la réalisation de soi, mais c’est aussi quelque chose qui écrabouille, qui marque les corps », explique celle qui de son propre aveu, lui voue une relation d’amour-haine.

« Ca me vient sans doute aussi de mon histoire familiale : un père médecin aux Mureaux, qui vivait pour son travail, ne prenait jamais de vacances et une mère qui a mis son propre travail entre parenthèses pour devenir conjointe-collaboratrice, un statut de l’époque un peu bâtard », rembobine celle qui garde de son enfance, en banlieue déjà, des souvenirs heureux.

La rencontre avec la photo se fera par étapes, d’abord via son frère Denis, qui avait installé un labo argentique à la maison, ensuite par son école d’architecture, où un cours était aussi dédié à la photo. Très vite, les plans et croquis passent au second plan, et l’objectif s’impose. « Plus jeune, j’étais extrêmement timide, et je me suis aperçue que la photo me permettait de dépasser ces blocages que je rencontrais. Et puis, j’aime le fait de pouvoir rentrer dans plein de milieux différents, de rencontrer presque chaque jour de nouveaux mondes », dit celle qui travaille aussi bien pour Regards, Télérama et Politis que pour de la presse institutionnelle.

Son tout premier reportage ? Elle s’en souvient à double titre, avec une saveur aigre-douce. « C’était dans un collège : ma sœur Anne, qui était enseignante à Créteil et qui l’est d’ailleurs encore m’avait invitée à venir faire un projet photo avec ses élèves dont elle voulait donner une image différente de celle de « jeunes de quartiers ». L’entrée en matière a mal commencé parce qu’en me garant, je me suis pris une réflexion à la fois sexiste et raciste d’un gars qui n’avait pas apprécié que je touche un peu l’arrière de sa voiture. Heureusement, la suite a tout compensé : le reportage avec les jeunes était génial et encore aujourd’hui, les ateliers pédagogiques constituent une part importante de mon activité ». La preuve par l’exemple : touchée par son exposition « Logistique », une professeure d’une classe de BTS d’un lycée parisien a récemment approché la photographe pour qu’elle vienne faire un atelier avec des élèves de son établissement.

Fan de Georges Pérec

Pour l’occasion, cette fan de Georges Pérec et de son univers, entre poésie et méthode, fera une exception et délaissera donc sa périphérie montreuilloise pour rejoindre le centre parisien. Mais pour le reste, cette habitante de Montreuil depuis 12 ans maintenant s’est toujours « plus intéressée aux espaces de banlieue qu’à Paris, beaucoup trop muséifié » à son goût.

Exposition de Sophie Loubaton sur Label Gamelle, un traiteur solidaire de Montreuil, en avril 2024.

De Montreuil, elle adore le bric-à-brac, la richesse culturelle et la vie de quartier qui s’était aussi transformée en solidarité au moment du Covid. Toujours à l’affût de la vie des gens, « de ce qui affecte le plus grand nombre », Sophie Loubaton avait alors photographié la rue depuis sa fenêtre. En était sorti un travail une nouvelle fois très personnel et poétique, où les « premiers de corvée » – livreurs, infirmiers, aides à domicile – mais aussi simples passants étaient apparus très naturellement sous le révélateur de la photographe. Exposition que Sophie Loubaton avait ensuite « rendue à la rue » en exposant sur les portes de ses voisins lors des Portes ouvertes des Ateliers d’Artistes.

Son métier à elle, enfin, comment le voit-elle évoluer à l’heure des Intelligences Artificielles qui s’emparent non seulement du texte mais aussi de l’image ? En guise de réponse, cette « pessimiste-optimiste » qui se penche justement sur les personnes payées à la micro-tâche par cette nouvelle industrie (par exemple le floutage de visages pour Google Maps) se tourne vers le passé pour éclairer l’avenir : « Au moment de l’arrivée de la photo, dans les années 1840, la peinture qui représentait jusque-là le réel n’a pas eu d’autre choix que de se tourner vers l’abstrait. Je pense qu’il en sera de même avec la photo qui va peut-être prendre une tournure plus artistique », analyse-t-elle. L’IA qui aurait la curiosité de Sophie Loubaton n’est toutefois pas encore née…

Christophe Lehousse

Photos: ©Sophie Loubaton et Nicolas Moulard

– La France sous leurs yeux, commande de la BNF auprès de 200 photographes, est visible jusqu’au 23 juin.

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