Rémi Fraisse, autopsie d’un non-lieu

Rémi Fraisse, autopsie d’un non-lieu
Festival d'Automne
  • Après le succès de "81 avenue Victor-Hugo", Olivier Coulon-Jablonka revient au théâtre de la Commune d’Aubervilliers, du 14 au 19 octobre avec "Non-lieu" pour ausculter l’appareil judiciaire français.
  • Créé avec Sima Khatami, "Non-lieu" revient sur l’affaire Rémi Fraisse, mort à 21 ans, pour s’être opposé au projet de barrage de Sivens.
  • La pièce tente de reconstituer cette nuit du 25 au 26 octobre 2014 où une grenade a été tirée par un gendarme. Un travail de longue haleine qui a consisté à éplucher les 10 000 pages du dossier d’instruction.

Alors que leur création « Non-lieu » sera jouée au théâtre de la Commune d’Aubervilliers dans le cadre du festival d’automne en octobre, nous avons interviewé Olivier Coulon-Jablonka  et Sima Khatami.

Comment est née cette pièce ?

Sima  Khatami : Avant de s’arrêter sur l’affaire Rémi Fraisse, il y a eu tout un trajet. On a d’abord travaillé sur les cas de personnes qui avaient eu la main arrachée lors du mouvement des gilets jaunes. Nous nous étions intéressés aux suites judiciaires de ces mutilations, mais nous comprenions que ça allait être très compliqué parce que l’instruction n’était pas terminée. C’est quand l’avis de la Cour de cassation a confirmé en 2021 de manière définitive le non-lieu dans l’affaire Rémi Fraisse que l’idée véritablement du spectacle est née. Nous nous sommes replongés dans cette affaire que nous avions suivie en 2014. Nous savions que celle-ci n’irait pas plus loin et que le théâtre pouvait alors entrer en scène.

Que souhaitiez-vous raconter ?

Olivier Coulon-Jablonka : Notre histoire, ce n’est pas du tout de condamner les gendarmes. C’est plutôt d’essayer de comprendre ce qu’est un non-lieu. Pourquoi les poursuites sont abandonnées ? Nous nous lançons alors dans une enquête sur l’enquête. On revient vraiment sur l’enquête judiciaire menée par les 2 juges d’instruction. Comment ces deux jeunes femmes à l’époque arrivent-elles à ces conclusions ? On reprend le fil chronologique des procès-verbaux, des demandes d’actes faits par les avocats, des refus que font les juges d’instruction… Pas à pas, nous essayons de lever un certain nombre de contradictions dans le dossier.

Sima Khatami cinéaste, plasticienne et auteure
La police en Iran commence toujours par enquêter sur la victime, plutôt que sur l’auteur des faits. Voir ce procédé appliqué ici, dans un État démocratique comme la France, m’a beaucoup interrogé.
Sima Khatami cinéaste, plasticienne et auteure

Dans quel état d’esprit étiez-vous à la lecture des 10 000 pages du dossier d’instruction ?

Sima  Khatami  : Lorsque nous avons pris connaissance du dossier — d’une ampleur réellement considérable —, notre première réaction a été la stupeur. Ce qui frappe immédiatement, c’est que les enquêteurs se sont d’abord focalisés sur la personnalité de Rémi Fraisse. Ils ont saisi ses disques durs, son ordinateur, et ont mené pendant six mois des recherches pour tenter de déterminer s’il appartenait à un groupe radical, de type « black bloc ».

Pour moi, en tant qu’Iranienne, c’était très troublant. Cela m’a fait penser à la police en Iran qui commence toujours par enquêter sur la victime, plutôt que sur l’auteur des faits. Voir ce procédé appliqué ici, dans un État démocratique comme la France, m’a beaucoup interrogé.

Olivier Coulon-Jablonka  : Ensuite, nous essayons d’objectiver les choses quand on travaille. Nous rentrons vraiment dans cette matière. Nous essayons de ne pas avoir de posture idéologique, de comprendre précisément ce qui se joue et quelles sont les contradictions. Nous sommes vraiment dans une forme de labyrinthe, à essayer de chercher à reconstituer la vérité parce qu’il n’y a jamais eu de reconstitution de la nuit des faits. La scène de reconstitution a toujours été refusée par les juges.

Vous n’êtes pas avocat, ni juge, ni procureur, ni partie civile, à quelle place vous êtes-vous mis pour écrire cette pièce ?

Olivier Coulon-Jablonka  : Notre place n’est en effet pas de faire le procès des gendarmes ou des manifestants mais d’essayer de comprendre pourquoi il n’y a pas eu de procès, pourquoi les versions contradictoires n’ont pas pu se confronter publiquement, pourquoi il n’y a pas eu de « représentation ». D’une certaine façon le théâtre vient prendre cette place manquante de la vie démocratique en plongeant le public dans le dossier d’instruction afin de rendre visible cette histoire. Il s’agit d’essayer de faire rentrer le spectateur dans cette enquête et dans ce puzzle dans lequel il reste des béances et des contradictions qui méritaient -à notre sens- de s’interroger. On y a passé du temps. Je pense que nous connaissons très bien le dossier… Par ailleurs, nous avons fait relire le texte par un avocat, car après tout ce travail de montage et de synthèse, il fallait vérifier que nous ne commettions pas d’erreur.

Pourquoi cette pièce est d’actualité selon vous ?

Olivier Coulon-Jablonka  : C’est un théâtre du présent, et d’une certaine façon, un théâtre d’actualité. Le temps médiatique est passé bien sûr. Mais finalement peu de gens se souviennent ou alors dans les grands lignes, ils n’ont pas connaissance du dossier. Or c’est quand même un des grands scandales d’État de ces dernières années.

Sima  Khatami : On voit d’ailleurs qu’à l’époque, ils sont très très embêtés avec ça. Nous avons aussi la trace de la façon dont le Directeur général de la Gendarmerie nationale, Denis Favier, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, et le Premier ministre Manuel Valls ont dû gérer cette affaire médiatiquement.

Les images présentes dans le spectacle sont authentiques, sans aucun ajout de notre part. Nous utilisons des extraits radio, télévisés, ainsi que des images brutes, qui ont été versées au dossier comme des pièces à conviction. Nous restons fidèles au déroulement de l’enquête, sans donner notre avis. Mais attention ce n’est pas parce qu’il s’agit d’archives « vraies », qu’elles disent la vérité.

Vous qui avez une formation de philosophe, auquel avez-vous pensé au moment de mettre en scène Non-lieu ?

Olivier Coulon-Jablonka  : Sima et moi aimons beaucoup Hannah Arendt et notamment « Du mensonge à la violence ». Elle écrit : « La persuasion et la violence peuvent détruire la vérité, mais elles ne peuvent la remplacer. » Elle s’intéresse à la question de la recherche de la vérité comme vertu politique… et aujourd’hui comme nous sommes dans une ère de post-vérité c’est d’autant plus intéressant !

Olivier Coulon-Jablonka  auteur et metteur en scène
A quoi nous rêvons avec cette pièce ? Qu'elle participe à changer la loi. Autrement nous nous condamnons à voir la même histoire se répéter.
Olivier Coulon-Jablonka auteur et metteur en scène

Avec 81 avenue Victor-Hugo, vous aviez obtenu la régularisation de sans-papiers. Que visez-vous avec cette aventure théâtrale ? de quoi rêvez-vous ?

Olivier Coulon-Jablonka : Nous sommes en discussion avec les avocats qui ont participé à ce combat et à cette procédure… Mais aussi avec la maman qui est impatiente de découvrir la pièce et avec qui on a discuté de la façon dont on décidait de le restituer. Je ne sais pas si le théâtre pourra réparer, mais il tente de rendre visible pour l’assemblée des spectateurs ce qui a été invisibilisé, pour qu’on n’oublie pas.

Cela étant, on a vu l’histoire de Sainte-Soline, avec Serge (ndr un manifestant) qui s’est retrouvé dans le coma et s’est réveillé avec un certain nombre de séquelles. On peut imaginer que dans 10 ans nous en serons au même point judiciaire que sur l’affaire de Rémi Fraisse.

Si vous demandez à quoi nous rêvons avec cette pièce : On peut rêver qu’elle participe à changer la loi. Autrement nous nous condamnons à voir la même histoire se répéter.

Les abords du chantier du barrage de Sivens dans le Tarn, où Rémi Fraisse a trouvé la mort en 2014.

 

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