Quand la Prix Nobel de Littérature Svetlana Alexievitch rencontre son public à Saint-Denis

Quand la Prix Nobel de Littérature Svetlana Alexievitch rencontre son public à Saint-Denis
Théâtre
  • Jusqu’au 19 octobre, le Théâtre Gérard-Philipe propose « La guerre n’a pas un visage de femme », adaptation sur scène de sa première grande œuvre.
  • 10 ans après son dernier passage en France, la Biélorusse, Prix Nobel de littérature 2015, était présente samedi au théâtre où elle a rencontré son public.
  • Méthodes d’enquête, souvenirs de sa première œuvre mais aussi le régime Poutine en Russie : l’écrivaine actuellement exilée à Berlin a répondu aux questions du journaliste Jean-Pierre Thibaudat.

Jean-Pierre Thibaudat :

– Dans votre discours de remerciements, quand vous aviez reçu le Prix Nobel de Littérature en 2015, vous vous décriviez comme une « femme-oreille ». Qu’est-ce qu’une femme-oreille ?

Svetlana Alexievitch :

– Nous les femmes sommes toutes des oreilles parce que nous savons écouter, à la différence des hommes (rires dans la salle).

JPT : – Quand vous avez rencontré ces femmes pour leur demander de raconter leur deuxième guerre mondiale, vous les avez réellement écoutées, vous n’étiez pas arrivée avec des questions toutes faites…

SA : – Oui, quand je rencontre une personne, ce n’est jamais une rencontre facile, nous faisons un travail ensemble. Avec ces femmes que j’ai rencontrées (entre 1978 et 1985, ndlr), nous avons bien sûr parlé de la guerre, mais il y avait plus : elles amenaient aussi tout ce qu’elles avaient été avant la guerre. Il faut écouter non seulement ce qui est facile à dire, mais il faut aller en profondeur, aller chercher cette part de mystérieux, de caché. Je pense que chaque personne est un mystère, que chaque personne porte en son âme des petites parties de mystère. La littérature qu’on dit de témoignage est très importante selon moi aujourd’hui, à cette époque où les événements s’enchaînent à une vitesse fulgurante, ou l’on n’a plus le temps réellement de penser.

JPT : Quels conseils donneriez-vous aujourd’hui à un jeune journaliste ou à un jeune écrivain ?

SA : D’abord d’aller vers les personnes. L’une des personnes les plus importantes que j’ai rencontrées dans ma vie est ma grand-mère ukrainienne. Elle m’a toujours dit : « N’aie pas peur des gens. Il faut aller vers eux avec un cœur ouvert ». Ensuite, d’avoir le courage d’écouter quelque chose de nouveau, de différent de ce qui est répété à tour de bras à la télévision. Voilà pourquoi il faut avoir le courage de se séparer de son temps, de ne pas être submergé par cette vague d’actualités qui arrive sur vous et peut vous paralyser. Toutes les technologies dont on dispose aujourd’hui nous font perdre notre volonté, nous font céder à la paresse de penser. A quoi bon se servir de notre mémoire puisqu’il y a Google ? Il faut échapper à cette paresse. L’art, ce ne sont pas que des connaissances, c’est aussi sonder le mystère de l’humanité.

« J’essaie d’aider l’humain, dans l’horreur, à rester humain »

JPT : Pourquoi vous étiez-vous intéressée à ces femmes à l’époque où tout le monde semblait les avoir oubliées ?

SA : Parce que j’ai toujours eu la conviction que nous pouvions apprendre beaucoup d’elles, encore aujourd’hui. On dit souvent que je suis une écrivaine de catastrophes. Mais non, ce n’est pas vrai : les catastrophes ne peuvent rien nous apprendre, ce sont juste des faits qui existent. Moi je recueille l’expérience de celles et ceux qui, dans des situations extrêmes, luttent pour rester humains, c’est ça qui m’intéresse. Et en faisant cela, j’estime que j’essaie d’aider l’humain à rester humain. C’est un travail lourd, difficile, qu’il faut faire toute sa vie.

JPT : Quelle est l’actualité de « La guerre n’a pas un visage de femme », 50 ans plus tard ?

SA : J’ai un passage préféré dans ce livre. C’est le témoignage d’une femme qui était brancardière durant le conflit. Je me souviens bien d’elle : elle me raconte comment elles devaient chercher les Soviétiques encore en vie après le combat. Et elle me dit : « je regardais les hommes, peu importe qu’ils soient Soviétiques ou Allemands, et je les trouvais beaux, et j’avais pitié d’eux, peu importe leur nationalité ». Je pense que ces mots résonnent tout particulièrement aujourd’hui, à une époque où il y a de plus en plus de haine et de méfiance. Le temps est venu de relire des livres qui parlent de notre époque.

JPT : Comment ce livre a-t-il été reçu par les femmes que vous aviez interviewées ?

SA : Après la guerre, il s’est produit comme une réécriture de l’histoire. La propagande de Staline et de ceux d’après avait complètement effacé la souffrance mentale, la souffrance des corps : seule existait la Grande Victoire. Alors certaines des femmes que j’ai interviewées se sont senties vexées : « dans ton livre, tu ne donnes pas de nous une image héroïque comme l’ont les hommes. Mais le temps passant, la société russe a voulu savoir ce qui était arrivé à ces hommes et ces femmes, ce qu’ils avaient enduré pendant la guerre. Cinq ans après la parution de « La guerre n’a pas un visage de femme », j’ai reçu la lettre d’une d’entre elles qui me disait : « Je suis très malade, je n’ai plus longtemps à vivre, mais je te remercie de tout mon cœur, car même quand je ne serai plus, mes mots vont rester dans ton livre ».

JPT : Si l’on va aujourd’hui dans une librairie à Minsk ou à Moscou, on peut trouver vos livres ?

SA : Mes livres sont interdits en Biélorussie et en Russie aujourd’hui. Mais avec un peu de chance, on peut les trouver. Cela dépend du courage du libraire. Vous savez, j’ai dû quitter la Biélorussie après la révolution de 2020 parce que je faisais partie du Conseil de coordination (qui considérait falsifiés les résultats des élections de 2020 qui maintenaient Alexandre Loukachenko au pouvoir et appelait à des élections libres, ndlr). Une action pénale a été engagée contre tous les membres de ce Conseil. Mais lors de signatures, des gens viennent me faire signer des éditions biélorusses et j’en suis contente parce que cela signifie qu’ils les ont emportés avec eux alors même qu’on pouvait emporter très peu de choses.

JPT : Travaillez-vous en ce moment à un nouveau livre ?

SA : Oui, mais comme d’habitude le processus est long. Après la révolution biélorusse de 2020, j’ai dû fuir le pays. J’ai commencé à raconter dans un livre tous les événements de cette révolution biélorusse. Mais 2 ans après, éclatait la guerre en Ukraine (après l’invasion russe du 24 février 2022) et ça donnait une autre couleur à tous les événements que je racontais dans mon livre. J’ai donc décidé de repartir de zéro. Je voulais raconter la souffrance qu’ont généré les événements en Ukraine et Biélorussie, la déception ou pas qu’ont pu éprouver des personnes qui ont pu croire à la révolution socialiste. Et je pose cette question : comment a-t-on pu passer d’un monde où l’on désirait le socialisme à un monde où l’on a basculé dans le fascisme ?

Propos recueillis par Christophe Lehousse

Photos: ©Morgan Bureau

« La guerre n’a pas un visage de femme », une œuvre d’une modernité folle

Des jeunesses volées, des vies brisées, l’usage abominable du viol comme arme de guerre. Et malgré tout cela, la capacité de très jeunes femmes à être dans la vie, pour rester en vie justement. Les paroles des femmes interviewées par Svetlana Alexievitch dans « La guerre n’a pas un visage en femme » restent en tête. Longtemps. Cette journaliste biélorusse, Prix Nobel de Littérature 2015, s’est intéressée dès 1978 aux destins du million de femmes soviétiques qui se sont engagées volontairement aux côtés des hommes pour repousser les nazis lors de la 2nde Guerre Mondiale.

Et Julie Deliquet, directrice du TGP, Julie André et Florence Seyvos ont retissé tous ces témoignages en une grande conversation qui leur donne l’apparence du naturel, voire du contradictoire. Pendant deux heures et demie, on est suspendu aux lèvres de ces femmes, pilote de guerre, brancardières ou tireuse d’élite qui, une fois revenues à la vie civile, furent rayées des manuels d’histoire, parce que jugées contraires à tous les stéréotypes du héros de guerre. Mais la force de « La guerre n’a pas un visage de femme », c’est de dépasser le cadre de 1939-1945 pour nous parler de toutes les guerres, de la déshumanisation qu’elles produisent, et du souffle de mort qu’elles sèment, bien après que les armes se soient tues.

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