Meziane Azaïche, fondateur du Cabaret sauvage : « Dénoncer les injustices avec humour »
Le Cabaret Sauvage, incontournable salle de spectacle parisienne posée sur la frontière entre Paris et Seine-Saint-Denis, souffle ses vingt-cinq bougies. A cette occasion, nous sommes passés de l’autre côté du périph’ pour rencontrer son fondateur, Mezziane Azaïche, qui à 67 ans, court entre son nouveau spectacle « Ne me libérez pas, je m’en charge », sur l’émancipation des femmes algériennes au travers de leurs chansons, et la promo du biopic qui lui est consacré, diffusé lors du festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec.
Seine-Saint-Denis magazine : En un quart de siècle, le Cabaret sauvage est devenu un lieu incontournable des nuits parisiennes. Comment expliquer ce succès ?
M.A : Vous en connaissez beaucoup, vous, des salles de spectacle qui peuvent accueillir 1300 personnes, qui se trouvent au maximum à 20 mètres des artistes ? Une salle, où en plein spectacle, tu peux bouger, aller boire un verre, fumer une cigarette dehors, sans que cela ne dérange ? La force du Cabaret sauvage, c’est le côté grande brasserie. C’est aussi notre programmation. Je ne suis pas musicien, mais je sais que si une musique, une personne me fait vibrer, c’est qu’elle peut émouvoir plus largement. Nous produisons nous-même 30 à 50% des spectacles, mais nous accueillons aussi des groupes de musique latino, brésilienne, espagnole, de la musique électro. Parfois, nous ne comprenons nous même pas bien notre succès : chaque été, les « Terrasses latino » qui se tiennent tous les vendredi soirs, affichent complet. Un des autres atouts du Cabaret, c’est qu’il peut accueillir plus que de simples concerts, et s’ouvrir, par exemple, à des spectacles qui comprennent des numéros de cirque.
SSD mag : Votre force réside notamment dans les spectacles proposés par le Cabaret Sauvage lui-même, et ce, dès sa fondation. Comment l’identité de ce lieu s’est-elle construite ?
M.A : J’ai quitté l’Algérie en 1978, parce que l’atmosphère, sous Boumédienne, était irrespirable. Le conflit entre le Front Polisario et le Maroc a éclaté pendant mon service militaire. Cette guerre m’a marqué, surtout par le fait qu’elle menace à ce point les libertés individuelles : nous n’avions pas d’autre choix que de faire la guerre. A la sortie de mon service militaire, j’avais une soif de liberté et une envie de créer. C’était impossible en Algérie, c’est donc ce qui m’a motivé à venir en France.
Lorsque je suis arrivé en France, j’ai d’abord vécu de petits boulots, je n’avais pas de papiers. En 1981, j’ai obtenu ma carte de séjour. Un jour, j’ai repéré, Cité Leroy, dans le XXe arrondissement, un café à vendre, le Baladin. Je l’ai acquis aux enchères, j’ai ouvert un bistrot, et je suis rentré dans l’association « Culture au quotidien », qui a fait tourner 140 musiciens dans les cafés parisiens. C’est dans ce café que j’ai tout appris : le commerce, les responsabilités, les relations avec les artistes. Puis, j’ai repris le restaurant le Zéphyr, à Jourdain.
En 1993, Arthur H, que j’avais connu en tant que client, m’a proposé de m’occuper de la partie bar du cabaret qu’il voulait monter avec son groupe, le Bachibouzouk Band, à la Villette, dans un « Magic Mirror », un chapiteau circulaire garni de miroirs, sur le modèle des Spiegeltent. Les représentations ont duré 1 mois et le spectacle a joué à guichet fermé tous les soirs. A la fin des représentations, Arthur H a annoncé à la surprise générale vouloir faire un break de 2 ans, et libérait donc son groupe pendant cette période. J’ai sauté sur l’occasion et ai proposé au Bachibouzouk Band de créer un cabaret avec moi. J’ai demandé l’autorisation à la Villette, qui me l’a accordée pour 2 mois. Le spectacle Le Cabaret Sauvage est né, et devant son succès, il a joué pendant 4 mois au lieu de 2. Ensuite, je suis retourné au Zéphyr. Mais après une telle fête, je n’arrivais plus à travailler. Alors j’ai loué mon propre chapiteau, j’ai obtenu l’emplacement que nous occupons actuellement à la Villette, et j’ai monté avec d’autres musiciens un nouveau spectacle, « Les Nomades rageurs ».
Pour moi, le format du cabaret permettait de dénoncer des choses qui m’étaient insupportables, que je voyais à la télé, l’extrême droite qui montait, la droite qui rejoignait leur ligne. On était seulement dix ans après la marche des beurs, qui demandaient l’égalité. Des gens comme moi se faisaient tirer dessus. Je me suis dit qu’on allait créer un cabaret qui allait donner de la joie, et où on allait aussi parler de ça. Dans le spectacle, il y avait un sketch sur Pasqua, on parlait des immigrés. Il n’y a qu’avec le cabaret qu’on pouvait faire cela, dénoncer les injustices avec humour.
SSD mag : Les spectacles « faits maison » du Cabaret Sauvage sont très souvent en rapport avec l’Algérie…
M.A : J’y ai vécu 23 ans, je me sens 100% algérien, et je suis passionné par l’histoire des Algériens, là-bas et ici. Mon père était un militant du FLN, et, paradoxalement, il a quitté l’Algérie pour la France parce qu’il était recherché, en Algérie, par les Français. Un des plus beaux spectacles que nous ayons organisé a eu lieu en 1999, au plus fort de la guerre civile. Alors qu’elles avaient été épargnées jusque là, les femmes commençaient à être égorgées. Nous avons organisé « Cinq nuits d’un destin », un spectacle où trente femmes d’Algérie et trente femmes de France chantaient pendant cinq nuits, et faisaient la fête, pour tenir tête aux islamistes qui faisaient des ravages là-bas. Elles risquaient leur vies pour venir chanter. Le premier soir, une des chanteuses s’est avancée sur scène, mais, prise par l’émotion, n’a pas pu finir sa chanson. A la fin du spectacle, je suis venu la trouver dans les loges, et je lui ai dit de remonter sur le plateau pour la finir. Et je lui ai dit de revenir chaque soir à partir de là. C’était Souad Massi, qui n’était pas encore connue. Aujourd’hui, c’est l’une des voix essentielles qui représente la culture algérienne en Europe.
En 2011, nous avons lancé le « Barbès Café », un spectacle musical qui, à travers le dialogue entre une tenancière de bar française, Lucette, et Mouloud, un client, revisite le patrimoine musical de l’immigration algérienne en France : Dahmane El Harrachi, Slimane Azem, etc.
Cela raconte l’histoire de mon père, des chibanis. C’est un spectacle qui met en valeur une culture, qui dénonce certaines choses qui ne sont pas réglées entre France et Algérie. On parle de la douleur des différentes composantes qui ont eu à souffrir de la guerre, comme par exemple le chanteur Lili Boniche, qui était juif et algérien. C’est un spectacle qui me correspond de A à Z. C’est une histoire qui m’habite. Nous avons fait plus de 100 dates, et nous sommes en train de monter le Barbès Café 2. Entre temps, nous avons proposé le spectacle « Ne me libérez pas, je m’en charge ! », sur l’émancipation des femmes algériennes, à travers notamment les chanteuses algériennes. Nous préparons aussi, pour l’année prochaine, un cabaret africain dont Soro Solo, l’animateur de feu l’émission l’Afrique enchantée, nous fera le plaisir d’être le maître de cérémonie. Ce spectacle dépeint une Afrique positive grâce à la musique et la danse.
SSD mag : Le film « L’Olivier Sauvage », qui retrace votre vie et votre carrière, a été projeté lors du festival du film arabe de Noisy-le-Sec : quel est votre rapport avec la Seine-Saint-Denis ?
M.A : J’y habite depuis des années. J’ai quitté le quartier de Jourdain pour acheter une maison avec un bout de terre aux Lilas, où mes enfants ont grandi. Je vis désormais dans un pavillon à Bondy, avec ma femme et mes deux petits derniers. Le Cabaret Sauvage collabore étroitement avec l’association Zebrock, à qui nous ouvrons chaque année nos portes pour qu’ils proposent des évènements musicaux aux élèves du département. Nous travaillons avec l’Espace 93, à Clichy-sous-Bois, qui propose souvent les spectacles produits par le Cabaret Sauvage. Le Cabaret Sauvage accueille une musique populaire et métissée, à l’image de ce qu’est la Seine-Saint-Denis. Pour moi, c’est le département le plus représentatif de ce qu’est la France.