Les librairies indépendantes , des histoires et bien plus encore

Les librairies indépendantes , des histoires et bien plus encore
Livres
  • Face à la rude concurrence des grandes enseignes et des géants numériques comme Amazon, les dix-sept librairies indépendantes de Seine-Saint-Denis font de la résistance et s’appuient sur une clientèle fidèle.
  • Animateurs de territoires, acteurs de la vie sociale d’un quartier ou d’une ville, ces commerces essentiels puisent leur force dans la relation humaine et l’ouverture de soi.
  • Reportage dans quatre de ces lieux tous plus uniques et bienveillants les uns que les autres.

1981 est une année importante pour le livre en France et en Seine-Saint-Denis, particulièrement. Cette année-là, la loi Lang (du nom de Jack Lang, ministre de la Culture) instaure un prix unique du livre – les grandes surfaces et les librairies sont tenues d’appliquer les mêmes tarifs – afin de protéger la filière et de développer la lecture. Cette année-là, on assiste aussi à l’ouverture à Montreuil de Folies d’encre, la première librairie indépendante du département. Aujourd’hui, le territoire compte dix-sept enseignes de ce type, qui ont fait de leur existence un acte militant. Face aux géants de la distribution du livre et du numérique, et alors même que d’aucuns, au début du siècle, prédisaient leur disparition sous les coups de boutoir de ces derniers, elles résistent grâce à leur singularité : la relation de proximité nouée avec le client, leur art du conseil, leur participation à la vie culturelle et associative locale ou encore leur capacité à créer des animations autour du livre (invitations d’auteurs, débats, rencontres, ateliers pour les enfants, etc.) sont autant d’atouts qui en font des lieux uniques.

Pour comprendre leur fonctionnement et leur raison d’être, nous avons choisi de vous en présenter quatre, sélectionnées de manière arbitraire mais dignes représentantes de toutes celles qui n’ont pu figurer dans cet article.

 

L’Alternative, à Neuilly-Plaisance

Sur l’étal principal du magasin trônent les derniers ouvrages d’Amélie Nothomb, François Bégaudeau, Sorj Chalandon et bien d’autres auteurs encore. Des connus, des moins connus. Des coups de cœur, des découvertes, des succès assurés. « L’Alternative est la seule librairie de Neuilly-Plaisance, il en faut donc pour tous les goûts, plaide Aline Ferron, gérante de cette boutique qui a ouvert ses portes en 2021. Je pars du principe qu’il faut un livre pour tout le monde donc on retrouve tous les genres », du roman policier à l’essai politique en passant par la littérature jeunesse et la bande dessinée. La libraire consacre aussi une part importante à des thématiques qui lui tiennent à cœur : les bouquins traitant de féminisme, de transidentité et d’écologie sont légion dans les rayons. « Il est important de s’affûter intellectuellement pour comprendre les grands enjeux de notre société », estime la libraire. À l’instar des autres librairies du territoire, L’Alternative, qui a été baptisée ainsi pour « incarner quelque chose de différent par rapport aux autres formes de commerces du livre, Amazon en tête », fait aussi la part belle aux jeunes auteurs et aux maisons d’édition indépendantes. « Avec mon collègue Mehdi, nous organisons fréquemment des séances de dédicaces en présence d’écrivains locaux, originaires de la ville ou établis ici. »

Éducation populaire

En s’installant dans le centre-ville, elle est parvenue à satisfaire deux besoins : le sien et celui d’une commune qui n’avait plus de librairie depuis plusieurs années. « J’ai été accueillie à bras ouvert et le succès a été immédiat, le jour de l’ouverture, les clients ont afflué. Je me suis sentie validée dans mon projet, se souvient Aline. Qui ajoute : « Les espaces de rencontres et de parole se réduisent comme peau de chagrin depuis quelques années. Les réseaux sociaux, où il est possible de tout dire, tout exprimer, sous prétexte qu’on se cache derrière un écran, ont pris le pas. Les librairies sont des lieux d’éducation populaire dans lesquels on peut débattre, tenir des discussions informelles. Obtenir un bon conseil, repartir avec un livre auquel on n’avait pas pensé et avoir le droit de le feuilleter en paix, c’est précieux pour les gens. »

Les trois coups de cœur d’Aline et Mehdi en 2023 

– « L’Amour » de François Bégaudeau (littérature française) paru chez Verticales. « François Bégaudeau réussit le pari de faire tenir 50 ans d’un mariage dans 90 pages avec une économie de mots si précis qu’ils semblent maîtriser le temps qui passe. On le lit comme on parcourt un album photo, un récit délicieusement simple au service de la mélancolie. Rafraîchissant, revitalisant, très vivement recommandé ! »

– « L’Odyssée des étoiles » de Kim Bo-Young (roman de science-fiction) paru chez Rivages. « Ou comment mêler roman épistolaire, survie, voyage dans le temps et histoire d’amour. Un récit aussi déchirant que passionnant sur l’amour, l’espoir et le temps. »

– « La Voix des bêtes, la faim des hommes » (bande dessinée), de Thomas Gilbert, paru chez Dargaud. « Après les « Filles de Salem », Thomas Gilbert délivre un nouveau récit, saupoudré d’illustrations à la fois magnifiques et terrifiantes, sur le pouvoir de la peur, de la superstition et l’origine de la violence, aux accents de thriller médiéval et de récit fantastique. »

 

Les 2 GeorgeS, à Bondy

Créée en 2018 par Audrey Neveu et nommée ainsi en hommage à George Sand, pour son impertinence, et à Georges Orwell, pour sa clairvoyance, Les 2 GeorgeS regorge de livres en tous genres. « J’aime bien mettre à l’honneur les auteurs originaires de Seine-Saint-Denis, je ne parle pas de pas ceux issus de l’autoédition mais ceux qui sont publiés dans des maisons prestigieuses pour rappeler aux esprits chagrins que ce département n’est pas un désert culturel, fait remarquer Audrey Neveu. Bien au contraire, la multitude de cultures accouche de créations littéraires riches et foisonnantes. » Autre thème cher à ses yeux : le féminisme, qui s’invite dans tous les rayons (essais, romans, jeunesse…). « Pour que cette question ne se démode jamais et suscite constamment l’intérêt du lecteur, je la mets en tête de gondole. Dernièrement, j’ai remis au goût du jour des œuvres oubliées écrites dans les années 1970 », indique la gérante, qui dit réserver également une belle place aux « petits éditeurs », ces découvreurs de talents que seuls les libraires ont le privilège de faire connaître au plus grand nombre.

Entre le service public et le commerce de proximité

Au fond de la boutique, au milieu des piles de bouquins qui attendent d’être rangés dans les étagères, un canapé capitonné en cuir mis à disposition du chaland rappelle que dans une librairie on peut tester le produit avant de le consommer. « Je veux que mes clients se sentent comme chez eux. Je suis en général très proche d’eux. À force de les côtoyer, je finis par connaître leurs goûts littéraires. Quand je reçois un ouvrage susceptible de leur plaire, je n’hésite pas à les appeler, confie cette ancienne comédienne. Certains clients en profitent aussi pour s’épancher sur leur vie privée, leur joie, leurs peines. Une librairie se situe à mi-chemin entre un service public et un commerce de proximité, on vient y faire des rencontres fortuites et se constituer un réseau. » La libraire invite toute l’année des auteurs. Cette année, l’écrivain pantinois Olivier Norek, le maître de la BD Jacques Tardi et François Hollande s’y sont arrêtés. « Ces rencontres permettent d’attirer un public qui, en raison du coût des transports et de la distance, ne se serait jamais déplacé à Paris, certifie celle qui a récemment scellé un partenariat avec les Ateliers Médicis de Clichy-Montfermeil. Je reçois beaucoup de personnes en grande précarité qui sont passionnées de culture, des ados aussi. La librairie est un apport culturel primordial dans une ville populaire comme Bondy. »

 

Les trois coups de cœur d’Audrey en 2023

– « Une femme de son temps » de Joséphine Lebard (essai), aux éditions Bayard. « Au travers du prisme de sa grand-mère, Joséphine Lebard, journaliste ayant grandi aux Pavillons-Sous-Bois, revient sur l’histoire des femmes des années 1970, bien souvent femmes au foyer, qui ont permis aux hommes de devenir de grands hommes. Un essai limpide, étayé de références d’autrices invisibilisées. »

– « L’enfant dans le taxi » de Sylvain Prudhomme (roman), aux éditions de Minuit. « Dans ce récit autobiographique ciselé, l’auteur nous narre l’histoire d’un oncle caché qui refait surface à la mort de son grand-père. Une quête identitaire pleine d’amour et d’empathie. »

– « Un amour de vague », de Christel Espié et Jean-François Chabas (jeunesse), aux éditions Albin Michel. « Une histoire touchante liant un petit garçon insolent à une vague espiègle. Mêlant les légendes de la mythologie grecque et nordique, ce conte est magnifiquement illustré, dans le plus pur esprit de Noël. »

 

De Beaux Lendemains, à Bagnolet

En nommant sa librairie De Beaux Lendemains, titre d’un des plus célèbres romans de Russel Banks, Rosalie Abirached a, malgré elle, fait une prophétie. Deux mois à peine après l’ouverture de sa librairie, en janvier 2020, dans le centre-ville flambant neuf de Bagnolet, la France entrait dans son premier confinement, une plongée dans l’abîme qui ne pouvait que se solder, tôt ou tard, sur des jours meilleurs. « Nous n’avons pas démarré dans des conditions optimales et il a fallu attendre près d’un an pour que les librairies soient considérées comme des commerces essentiels mais nous avons tenu bon, et dans la foulée, les Français, notamment les Bagnoletais, ont éprouvé l’immense besoin de se réfugier dans les livres et de se rapprocher des commerces de proximité », se remémore Rosalie Abirached. Du chaos au succès, il n’y a finalement eu qu’un pas, franchi avec aisance par cette librairie généraliste, qui en pince pour les sciences humaines. « Notre ancrage à Bagnolet n’est pas le fruit du hasard, explique la gérante. Nous sommes arrivés ici avec la volonté de nous fondre dans la vie de quartier, d’être en interaction avec la population et les associations de la ville. Notre rayon sciences humaines se veut très accessible, surtout pas élitiste, nous mettons en avant des livres qui traitent de thématiques claires. »

Un concours BD avec les collèges de Bagnolet

En janvier prochain, la librairie donnera le coup d’envoi du prix De Beaux Lendemains qui récompense depuis trois ans cinq romans et cinq BD sélectionnés par un jury tiré au sort et formé de clients et de partenaires extérieurs (le lycée Eugène Hénaff, la médiathèque, l’Université populaire de Bagnolet et la MC 93 de Bobigny). Le verdict, suivi d’une fête, se déroulera dans les murs de la boutique en présence des auteurs lauréats et de leurs éditeurs. Nouveauté pour 2024 : après les fêtes, et jusqu’à la fin de l’année scolaire, Rosalie et son équipe (Hélène et Jeudi) vont organiser un concours de BD avec les collèges de Bagnolet. « On va faire lire sept albums, tous genres confondus, aux élèves volontaires. » Un rendez-vous agrémenté de débats et de rencontres auxquels les auteurs seront conviés et qui a été rendu possible grâce au pass Culture pro, la plateforme professionnelle mise à disposition de partenaires tels que les librairies pour leur permettre de proposer des offres artistiques et culturelles à destination des jeunes.

 

Les trois coups de cœur d’Hélène en 2023

– « Des Maux à dire », de Beatriz Lema Rivera (bande dessinée), chez Sarbacane. « Il s’agit tout d’abord d’un bel objet où s’entremêlent dessins graphiques et broderies sur toile, ce qui est pour le moins original. C’est aussi un récit bouleversant, une merveilleuse histoire d’amour entre une fille et sa mère, malgré la maladie mentale, et les délires monstrueux qui vont avec, de cette dernière. »

– « Framboise ou citron ? À toi de choisir ! », de Denis Peiron et Hélène Druvert (littérature jeunesse), chez Saltimbanque. « Dès son plus jeune âge, l’enfant est amené à faire des choix. Petits ou énormes. C’est un beau livre animé qui amène l’enfant à se questionner sur la notion de choix, le droit de dire non et de se démarquer des autres. Les textes sont simples et ciselés, les illustrations sont fortes. »

– « Tupamadre », de L.Etchart (essai), chez Terrasses. « C’est un récit de vie tonitruant. Une œuvre saisissante, à la fois drôle et dramatique, qui se lit d’une traite et qui assume complètement ses nombreuses fautes de français.

 

La Malle aux Histoires, à Pantin

Près de vingt ans après avoir vu le jour, La Malle aux Histoires renferme toujours autant de trésors littéraires. Après trois déménagements (un à Bagnolet puis deux à Pantin, déjà), cette librairie a posé son joyeux bazar dans la très animée et non moins bruyante avenue Jean Lolive en 2022 dans deux espaces différents séparés par quelques encablures et situés près de la station de métro Hoche : le premier est dédié à la BD et aux mangas, le second à tout le reste avec une forte appétence pour la fiction étrangère. « Quand la possibilité d’ouvrir deux points de vente s’est présentée à nous, nous n’avons pas hésité une seconde, témoigne Morgane Payock-Monthé, cofondatrice avec sa mère Sylvie de la Malle aux Histoires. L’offre en BD et mangas s’est énormément étoffée ces dix dernières années. Il y en a pour tous les âges, tous les goûts. Nous aurions pu ouvrir une librairie généraliste rien qu’avec ce genre. »

Des ados férus de mangas ou de littérature

Une fois poussée la porte de ces deux établissements, le visiteur se trouve dans un cocon. Les bruits de la ville disparaissent instantanément. Et une petite armée de libraires, chacun spécialisé dans un domaine et tous prompts à répondre aux questions sans compter leur temps, nous accueille avec le sourire. « Nous ne voulions surtout pas en faire des lieux sanctuarisés. Dans les vitrines, nous exposons, en plus des livres, plein de produits différents pour inciter les gens à entrer, raconte Morgane. Tout le monde doit trouver quelque chose qui l’intéresse, que cet objet soit littéraire ou non. » Outre sa clientèle fidèle et historique, La Malle attire également de plus en plus de touristes hébergés dans les trois hôtels sis dans un rayon de 500 mètres. Et des ados, férus de mangas ou de littérature, notamment à la faveur du pass Culture qui « mine de rien participe à la désacralisation de la librairie auprès de ce public », se félicite l’ancienne contrôleuse de gestion. Son ambition ? « Vivre la ville et être au plus près des habitants. Pantin est une commune dont l’esprit et l’environnement nous correspondent parfaitement. »

 

Les trois coups de cœur de Salomé, Jérôme et Sylvie en 2023

– « Le Grand hamac », d’Armelle Modéré et Amélie Vidélo (littérature jeunesse), aux éditions Mango. « C’est l’histoire de Brady, un paresseux dépossédé de son hamac par une bande d’animaux bien décidés à l’embêter. Les dessins sont trop choux et Brady, tellement attendrissant… »

– « Cashel Byron » de George Bernard Shaw (roman), aux éditions Les Lapidaires. « Une plongée dans la bourgeoisie anglaise en plein déclin au début du XXe siècle qui cultive l’art de l’entre-soi. On retrouve des personnages atypiques qui veulent échapper à leur condition, essayer de casser les codes. Mais on se rend compte que ce n’est pas facile… »

– « Convoi pour Samarcande », de Gouzel Iakhina (roman), aux éditions Noir sur Blanc. « C’est un livre épique et humain qui raconte l’histoire de ces convois chargés d’enfants, dans l’URSS des années 1920, qui quittaient la région de la Volga, durement touchée par la famine, pour rejoindre le Turkestan, terre d’abondance. Ce récit romanesque, serti de précisions historiques, est fascinant de bout en bout. »

Grégoire Remund

Photos: ©Nicolas Moulard/©Les 2 GeorgeS/©De beaux lendemains/©La Malle aux histoires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *