Ladj Ly, l’indésirable
- Le deuxième film de Ladj Ly est sorti le 6 décembre : Bâtiment 5.
- Après le succès mondial des Misérables, multiprimé, il revient à Clichy-Montfermeil pour s’intéresser au logement, à la vie des quartiers, entre débrouille et solidarité.
Comment décririez-vous Bâtiment 5 ?
C’est un film qui parle à nouveau des quartiers, de ce même territoire. C’est un film militant qui dénonce ce que nous avons vraiment vécu aux Bosquets au sujet du logement. A Clichy-Montfermeil a été mis en place le plus gros plan de rénovation urbaine de France. Le bâtiment 5 n’était pas une cité HLM. Nos parents qui étaient tous et toutes propriétaires se sont tous trouvé·e·s exproprié·e·s en échange de sommes dérisoires. Pour moi, c’était important de dénoncer cela. Bien sûr qu’il fallait reconstruire. Mais qui en paye le prix aujourd’hui ? Ce sont encore les plus pauvres, les plus faibles. C’est ce que ce film raconte.
Ce film rend un très bel hommage aux femmes d’ici…
Oui, car elles ont une place centrale. On ne parle pas souvent d’elles alors qu’elles sont très présentes, qu’elles travaillent dans l’ombre, qu’elles sont très actives, qu’elles gèrent des assos dans ces quartiers, et pas que… C’est important que les jeunes filles puissent s’identifier à ce genre de personnage, qu’elles aient des exemples comme ça. Comme Les Misérables était plus un univers masculin, là, j’avais envie de raconter comment les femmes évoluent dans ces quartiers. C’était important pour moi de leur donner la parole.
Le film s’appelait au départ Les Indésirables. Vous êtes-vous senti un jour indésirable ?
Je me considère toujours comme un banlieusard, comme un mec de cité même si j’ai réussi. J’y habite toujours, j’y ai toujours un lien très fort. On a toujours su qu’on était des indésirables, qu’on dérangeait, que les gens ne nous aimaient pas forcément. Je ne suis pas là pour faire ma victime, mais c’est un fait. C’est ce que nous, les gens des Bosquets, les gens de la cité, avons vécu. Même si le film en France s’appelle Bâtiment 5, à l’international le titre du film reste Les indésirables.
Qu’attendez-vous de Bâtiment 5 ?
C’est un film qui parle de nous : les gens de quartiers. Et c’est important que la France et le monde entier, le voient car la problématique du logement concerne énormément de personnes. En Chine, au Brésil, à Toronto, il y a les mêmes problèmes d’expropriation, de gentrification, de spéculation immobilière. J’estime que le plan de rénovation urbain mis en place il y a une dizaine d’années par Borloo n’est pas allé jusqu’au bout. Si on veut changer les règles, il faut mettre les moyens pour changer ces quartiers-là. Cela a été fait à Montfermeil. La ville a été transformée. La cité a été détruite. C’est vrai que les prix des logements et celui des loyers ont explosé… mais elle est beaucoup plus agréable à vivre. En termes de décor, entre Clichy et Montfermeil, je ne peux quasiment plus tourner car elles sont devenues des villes plus « normales ».
Depuis votre premier film Les Misérables, aux yeux de Robert de Niro, de Spike Lee vous êtes très désirable, au contraire. Qu’est-ce que ce changement de statut a changé ?
Bien sûr que ça aide pour les affaires, pour le travail. Quand j’arrive, c’est plus simple, on me prend plus au sérieux. Mais des cas comme moi, il n’y en a pas beaucoup. Ce n’est pas parce que j’y suis arrivé que tout va bien. Le problème est toujours là. Je le vis toujours à travers mes proches, à travers les habitant·e·s de ces quartiers. Je continue à militer pour que les choses changent. Je reste un indésirable. Je me considère comme un franco-malien. J’ai grandi en banlieue. J’ai vécu là-bas toute ma vie, donc j’y ai un lien fort. Pour moi, c’est important de garder cette identité parce que ça reste mon identité.
Ce deuxième film a-t-il généré davantage de stress ? de responsabilité ?
C’est sûr que c’est davantage de responsabilité parce qu’aujourd’hui on fait des films avec des budgets assez conséquents. Et puis, j’ai d’autres activités : je gère des écoles, on en a ouvert une quatrième. Tout ça, ce sont des responsabilités aussi. Mais après, j’essaie de ne pas me mettre de stress. J’avance. Si ça doit se faire, ça se fait. Si ça ne doit pas se faire, c’est comme ça.
Ce film est très différent des Misérables, du fait de son rythme, déjà.
C’est une volonté, car il est difficile de faire plus explosif que Les Misérables. En même temps, je n’avais pas envie faire Les Misérables 2. J’avais envie de réaliser un film, plus politique, plus engagé et personnel aussi. Je me suis dit que j’allais raconter cette histoire qui est aussi mon histoire. Pour moi, c’était important de prendre le temps de le faire.
Combien de temps vous a-t-il fallu ?
Trois ans en tout.
Et Les Misérables ?
En vrai, Les Misérables si on reprend tout l’historique… ça m’a pris dix ans. Après, une fois que ça s’est enclenché avec le court-métrage, c’est allé assez vite, on a mis un an à l’écrire.
Pourriez-vous tourner ailleurs qu’en Seine-Saint-Denis ?
Là, j’ai réalisé mon deuxième film. Je projette d’y tourner un troisième film mais beaucoup plus tard. Je veux réaliser une trilogie qui raconte ce territoire sur ces trente dernières années, chaque film correspondant à peu près à une décennie.
La Seine-Saint-Denis est-elle une terre inépuisable de sujets ?
J’ai tellement d’histoires à raconter que je pourrai faire des films toute ma vie ici mais j’ai aussi envie de voir d’autres horizons, de raconter autre chose.
De quel personnage vous sentez-vous le plus proche ?
Anta, enfin Haby je veux dire. Pour avoir vécu là, avoir vécu l’expropriation, pour avoir été en confrontation avec le maire pendant longtemps, pour avoir monté une liste contre le maire. Haby est un personnage positif, qui va se battre jusqu’au bout pour obtenir ses droits. Elle va tenir tête au maire et va finir par se présenter aux élections, comme je l’ai fait en 2008, à Montfermeil.
Haby est-elle, pour vous, une allégorie de Marianne ?
Maintenant que vous le dites, ça fait sens. Elle va se présenter aux élections. Elle est là pour changer les règles, qu’elles évoluent dans le bon sens.
Je trouve que vous racontez les faits, simplement, à hauteur d’humain
Tout ce que j’ai vécu, c’est sûr, c’est dur, mais c’est la vie en vrai. Je l’ai vécu sans être dans le drame. On le vit, c’est comme ça. Je ne voulais pas mettre trop de misérabilisme. Le message du film c’est surtout ça : on avance. Quoiqu’il arrive, on va jusqu’au bout.
Avez-vous travaillé sur ce film avec la même équipe que pour Les Misérables ?
Oui, c’est la même config’, les mêmes équipes. Les équipes techniques sont exactement les mêmes. Quand on a fait Les Misérables, on n’avait pas d’argent et tout le monde s’est sacrifié pour le faire. J’ai donc repris les mêmes technicien.ne.s, les mêmes mecs à la sécu, les mêmes mamans qui faisaient à manger. On a repris vraiment tou·te·s les habitant·e·s du quartier. C’était logique et j’y tenais.
Avec la même envie ?
Total. Avec encore plus d’envie. Ils et elles étaient très impliqué·e·s. Il y en a même qui ont pris des congés pour pouvoir bosser sur le tournage.
La première promo Kourtajmé restera-t-elle toujours dans votre cœur ?
Oui bien sûr, ce sont les premiers et premières. Mounib, Ghizlane, Baba, Hadda c’est l’équipe. Toujours opérationnel·le·s, toujours lié·e·s à l’école, ils et elles sont toujours lié·e·s à nous. A chaque fois qu’il y a des événements, les élèves reviennent. Quand il y a des plans de travail, nous les dispatchons sur l’ensemble des ancien·ne·s élèves. Ils et elles continuent à bosser à développer leurs projets. Tous les autres aussi des autres promos.
Vous les avez fait travailler sur Bâtiment 5 ?
J’ai eu entre 10 et 15 élèves qui ont bossé sur le tournage sur des postes importants : à la mise en scène, à la régie, au son. Ghizlane et Hadda faisaient le making-off. Tou·te·s étaient vraiment impliqué·e·s. Pareil pour les comédien·ne·s qui ont eu des petits rôles. L’idée est aussi de faire tourner nos équipes. Nous avons appris sur le terrain. Forcément c’est la meilleure école.
Vous avez créé votre première école de cinéma à Clichy-Montfermeil, comment se portent les autres ?
Entre Paris, Marseille, Dakar, la Guadeloupe, une grosse énergie est là. On a produit les premiers films de l’école à Dakar. Franchement, ils sont super. Si tout va bien, on ouvre la prochaine école Kourtrajmé à New York, avec une section « arts et images » et une autre « écriture de scénario ». La section « arts et image » sera gérée par un ancien élève. Son nom d’artiste est Rakajoo. Il a exposé en octobre au Palais de Tokyo, mais aussi en Chine. Sa cote a explosé.
Vous vous attendez à ce que ce film engendre des polémiques ?
J’ai un film à défendre et c’est le plus important, je ne veux pas rentrer dans des polémiques. Les petites phrases, ça prend trop d’énergie. J’ai des films à faire, à écrire, j’ai des écoles à gérer. J’ai plein de trucs à gérer. Si on peut éviter les petites polémiques, on le fait.
Dans ce film, les policiers réfléchissent avant d’agir.
On n’a pas affaire à la même police que dans Les Misérables. Ce ne sont pas les cowboys de la Bac. Ils sont envoyés pour expulser les gens, pour gérer une manif, c’est différent.
Et les CRS agissent avec discernement.
En vrai, dans Les Misérables, c’était pareil. Ce n’était pas un film anti-policier. A chaque fois, on essaie de me faire passer pour le mec qui n’aime pas police. Non. Quand on regarde mon travail, c’est mesuré. Je les ai humanisés, je me suis mis à leur place, j’ai compris leurs problèmes et j’ai essayé de le retranscrire à travers ce film. Je dénonce les policiers qui abusent de leurs pouvoirs : les policiers racistes, des policiers qui se permettent de tuer des jeunes des quartiers, c’est ça qu’on dénonce. Des policiers qui se lèvent tous les matins et qui partent au travail, on le voit dans Les Misérables.
Ce film se base uniquement sur votre vécu ?
Pas que, on a aussi fait un travail de recherche. On a rencontré pour ce film plein d’élu·e·s locaux dans plein de villes. On leur a dit : « Racontez-nous un peu le logement… ». On a vu des gens qui travaillent sur le PRU, plein de spécialistes, des gens qui ont fait des thèses sur ces questions.
Votre mot de la fin
Un deuxième film, c’est dur, surtout après un succès comme celui des Misérables. J’ai envie de dire à tou·te·s celles et ceux qui ont apprécié Les Misérables d’aller voir Bâtiment 5 !
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Sandrine Le Berre, actrice du 9_3