Ken Loach à Saint-Denis : « Les gens recommencent à résister »
Le réalisateur britannique de 86 ans, primé deux fois à Cannes dans sa carrière, était à Saint-Denis le 7 février dans le cadre du festival des Journées cinématographiques, qui lui consacrait une rétrospective. Ce grand défenseur de la classe ouvrière aura notamment évoqué sa carrière, ce qui sera sans doute son dernier film, et les importants mouvements sociaux en France et en Grande Bretagne.
The Navigators, Le vent se lève et Moi Daniel Blake, mais aussi deux documentaires moins connus sur des mouvements sociaux : au total, les Journées cinématographiques auront repassé 7 films de Ken Loach. Mais le réalisateur de « Kess » ou « It’s a free world », grand défenseur de la classe ouvrière et pourfendeur du néo-libéralisme a surtout honoré le festival de sa présence au cinéma L’Ecran de Saint-Denis. Pour sa première direction du festival après sa toute fraîche nomination comme directeur de l’Ecran, Laurent Callonnec aura su trouver les arguments pur faire venir le réalisateur britannique : « sa première venue en 1997 avait enthousiasmé le festival » et « Saint-Denis, comme les villes de ses films, est une ville populaire ». Entre son débat avec la salle et son soutien à la grève – il a notamment posé derrière une banderole « Non à la réforme Macron » – Ken Loach a aussi trouvé le temps de répondre à nos questions.
Vous arrivez à Saint-Denis un jour de grève (contre la réforme des retraites) alors qu’il y a aussi en Angleterre des mouvements sociaux. Y voyez-vous le réveil de l’opinion publique ?
Je ne sais pas, en tout cas il semble se passer quelque chose. Dans nos deux pays, les gens ont le sentiment que la société est en train de s’effondrer, que les services publics sont de plus en plus dégradés et ils recommencent à résister. Pour mon grand plus bonheur ! Il était grand temps de dire : ça suffit. Je vais parler de l’Angleterre que je connais mieux : je suis content car ça fait bien longtemps que les syndicats n’ont pas été aussi populaires. C’est lié au fait que se mobilisent cette fois des infirmiers, des conducteurs de train, des facteurs, des enseignants, des gens qui sont respectés de tous. Et je pense que c’est pareil en France. Après, à voir si cela débouchera sur une victoire. Ce sont en tout des temps pleins d’espoir.
Connaissez-vous un peu l’histoire de Saint-Denis ?
Oui je la connais un peu, car j’étais déjà venu ici (il y a 26 ans). D’après ce que j’ai pu en voir, c’est une ville ouvrière, avec aussi une histoire d’immigration. C’est proche des villes que je montre dans mes films. A propos de ces villes, certains vont pointer les différences entre des gens qui vivent ici depuis des générations et des gens récemment arrivés. Mais moi je préfère me concentrer sur ce qui nous unit. Tout simplement parce que l’employeur ne va pas regarder votre couleur de peau, mais le profit qu’il peut tirer de vous. La conscience de classe, c’est ça qui unit…
D’où vous vient cette envie de filmer constamment la classe ouvrière et aussi les groupes d’amis ?
Pour le goût des gens, je dirais qu’il me vient de l’enfance. A la toute fin des années 40, début des années 50, j’adorais voir des films comiques, ouvriers, des vaudevilles au cinéma, qui célébraient la fait d’être en société. Pour le reste : j’ai commencé à faire des films pour la télévision dans les années 60, une période très politique. Il y avait un nouvel élan de la gauche qui rejetait le stalinisme en même temps que le capitalisme de Londres et Washington. Alors, une bonne partie d’entre nous se sont engagés dans cette nouvelle gauche. Les enseignements qu’on en a tiré est que la lutte entre les gens qui vendent leur force de travail et ceux qui en tirent profit est irréconciliable. La classe ouvrière est la classe qui a vraiment le pouvoir de changer les choses. La troisième chose, c’est que cette lutte doit être incarnée par une représentation politique car sinon la force de la classe ouvrière s’échappe comme la vapeur d’une bouilloire. C’était cette lutte pour la conscience de classe qui nous animait.
Tous vos films ou presque montrent les ravages des politiques néo-libérales sur les ouvriers et la classe moyenne. Quelle menace représentent-elles ?
A travers toute l’Europe on voit se profiler le même discours : la classe dirigeante nous explique qu’elle va combattre la pauvreté en créant de la croissance puis en créant des taxes sur les profits qui vont profiter à tous. Ce qu’ils ne nous expliquent pas par contre c’est que pour créer cette croissance, il faut que le coût de la main d’oeuvre reste bas. Et cela s’obtient en faisant en sorte que 10 personnes postulent à une même offre d’emploi. Le système qu’ils proposent, au lieu de combattre la pauvreté, ne fait donc que creuser davantage les inégalités sociales. C’est le b.a ba mais ça mérite d’être rappelé…
Vous présentez notamment ce soir deux documentaires, l’un sur la grande grève des mineurs de 1984, l’autre sur les dockers de Liverpool, une facette moins connue de votre travail. Comment votre travail de documentariste a-t-il influencé vos fictions ?
La technique est très similaire : les positions des caméras sont très proches. On trouve une position d’où l’on peut voir les gens mais sans intrusion. Vous respectez aussi la perspective du son : si quelqu’un est à distance, le son est à distance lui aussi, et vous ne le changez pas. Le fait de filmer les gens ensemble, ça crée déjà une action en elle-même. Ca amène aussi les gens à être détendus et à s’exprimer très librement, ce qui serait moins le cas avec un projecteur sous le nez. La question en fait n’est pas seulement de capter ce qu’ils racontent mais aussi de faire leur portrait. Et quand ils s’impliquent, alors vous voyez la personne… C’est assez sympa de faire des documentaires en fait.
Observez-vous une différence dans la réception de vos films entre vos débuts dans les années 60 et maintenant ?
Il faut distinguer l’accueil par la presse ou la classe dominante et celui du public. Je dirais que le premier a empiré quand le second s’est amélioré. C’est à mon avis lié au fait que dans les années 60, c’était facile, presque sexy d’être de gauche, alors que maintenant plus tellement. Je veux dire par là qu’à l’époque, la classe dirigeante était très sûre d’elle-même donc elle ne faisait pas vraiment attention à ce que nous pouvions dire. Ca a bien changé : maintenant les critiques sont bien plus virulentes. J’ai encore en mémoire un journaliste du Daily Telegraph, un journal plutôt respectable, en tout cas pas un tabloïd, qui avait écrit après « Le vent se lève » (un film historique sur la guerre d’indépendance irlandaise dans les années 1920) qu’il ne voulait pas voir le film, de la même manière qu’il n’avait pas besoin de lire « Mein Kampf » pour savoir qui était Hitler… Elle était pas mal celle-là….
Tournez-vous encore et pourra-t-on bientôt voir votre prochain film ?
Il en reste un, oui, que nous avons terminé l’année dernière, et qui est en cours de finalisation. Après, je laisse la place à d’autres, car ce n’est plus de mon âge ! Je ne veux pas trop en parler, car ça porte malheur. Mais Le Vieux Chêne (The Old Oak)- c’est le titre du film – portera sur une ancienne mine qui a fermé et sur des immigrés syriens qui ont été accueillis dans la région.
Propos recueillis par Christophe Lehousse
Photos : ©Bruno Lévy