Julie Deliquet et le théâtre Gérard-Philipe ouvrent le Festival d’Avignon
- Directrice du théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis, elle est la 2e femme dramaturge à faire l'ouverture du Festival d'Avignon dans la cour d'honneur du Palais des papes.
- Avec Welfare, elle donne la parole aux hommes et aux femmes les plus vulnérables. Une mise en lumière de celles et ceux qui travaillent dans le champ social en Seine-Saint-Denis.
- Dans l'entretien qu'elle nous a accordé avant de partir à Avignon, Julie Deliquet évoque aussi les personnes en difficulté, "ces hommes et ces femmes qui sont dans une hyper résistance pour tenir debout".
La vulnérabilité, c’est le grand thème du Festival d’Avignon cette année. Welfare, est-ce un hommage à la solidarité ?
Je ne dirais pas la solidarité. Je dirais qu’il y a un hommage au « faire-ensemble » entre celles et ceux dont c’est le travail -les travailleurs sociaux- et celles et ceux qui prennent conscience -les demandeurs sociaux- que leurs conditions ne sont pas une exception, que leurs difficultés au quotidien concernent pas mal d’hommes et de femmes autour d’eux. C’est plus une observation humaine. Il n’est pas question directement de solidarité mais de : « qu’est-ce que l’égalité ? »
Faire l’ouverture du festival d’Avignon, dans la cour d’honneur du Palais des papes, justement avec cette pièce, qu’est-ce que ça raconte de nous ?
J’ai le sentiment qu’en portant la parole de ces hommes et de ces femmes qui ne sont pas de notre continent, des marginaux au bord de tomber de leur propre pays, des personnages en survie, nous sommes un petit peu au-dessus de la vie. La parole est vraiment un muscle pour rester en vie, pour tenir debout, pour regagner une identité, une dignité, une condition. Ils et elles posent des mots sur leurs conditions de citoyens et de citoyennes. Cette parole n’est ni une parole rentrée dans les livres, ni une parole du répertoire, mais une parole presque d’action. Le langage les fait redevenir citoyen·ne·s. On a des hommes et des femmes dont on porte la voix sur une immense scène de théâtre face à d’autres hommes et femmes, c’est assez civique comme acte théâtral. Avec la mesure et la démesure du festival d’Avignon et du Palais des papes, cela donne une dimension à la création du spectacle.
A la création du festival d’Avignon, le souhait de Jean Vilar était de mettre le théâtre au centre de la cité. Est-ce qu’il nous faut le théâtre pour enfin regarder la réalité sociale en face ?
La pandémie a mis le social au centre de nos vies, même pour celles et ceux qui n’étaient pas dans le social. Le social nous a questionné. Les missions de service public ont aussi été au cœur de nos vies. Le théâtre ne fait que questionner le monde qui nous entoure. Le théâtre ce sont des humains face à d’autres humains. Cela reste extrêmement archaïque et moderne à la fois. Avoir des vivants face à d’autres vivants qui finalement questionnent le monde, face au monde. C’est le côté extrêmement brut de cet art. Sous couvert de fiction, sous couvert de théâtralité, sous couverts de personnages, les questions de fond qui nous animent en tant que citoyen et citoyenne, du coup résonnent et nous arrivent en tant qu’artiste. Elles nous animent aussi à porter certaines questions profondément en action dans notre monde contemporain.
Comment avez-vous travaillé avec Frederick Wiseman ?
Nous avons beaucoup parlé de fragilité humaine. Le sujet porte sur la fragilité humaine mais n’est absolument pas misérabiliste. Il n’y a pas de victimisation dans cette œuvre. Il y a plutôt un questionnement sur une grande puissance qui finalement met la fragilité, en marge ou en assistance. Les grandes difficultés qu’ont traversé nos pays et certains territoires -plus fragilisés que d’autres- ont fait que les hommes et les femmes ont eu aussi des grandes solutions, des grandes idées. Effectivement, il a été question d’entraide, il a été question de solidarité, il a été question d’inventivité. C’est étonnant comme la fragilité aussi créée la force humaine. Cette période difficile m’a donné aussi foi en beaucoup de choses. Et cette œuvre-là, c’est ce qu’elle me fait.
Le Welfare de Frederick Wiseman se déroule à New York, dans un centre d’urgence où ces hommes et ces femmes sont « au bord de tomber », comme vous venez de dire…
Tomber dans une précarité aussi grande et n’avoir que l’administration comme réponse, c’est extrêmement difficile. En revanche, l’administration mène à débloquer des fonds d’argent public. Le système mérite d’exister. Il n’est pas dysfonctionnant. Seulement, l’humain a du mal à rentrer dans des cases. Cela crée aussi une violence. Mais on a des humains en action pour tenter de vivre dans des meilleures conditions. Ces hommes et ces femmes sont dans une hyper résistance pour tenir debout. Il y a une force parce qu’ils ·elles ont la capacité… en tout cas… ils·elles tentent de la nommer. Cette œuvre est dure mais elle me donne de la force. Aujourd’hui, seul·e, on ne peut pas grand-chose mais ensemble on peut encore tenter des grandes choses. On ne peut pas continuer comme ça. Il faut renverser les valeurs. Ça moi, ça me fait du bien que ce soit dit. Et ça fait du bien de voir des gens qui croient à ça… Parce que moi, j’y crois.
Est-ce que Welfare est une pièce qui réconforte ?
Non, d’abord parce que je ne crois pas à la réparation. Je trouve qu’il ne faut pas se réparer. J’aime que les personnages soient en colère. J’aime que les personnages se battent. Je trouve que dans le réconfort, il y a quelque chose d’un petit peu arrêté. Pour moi, c’est une pièce qui doit mettre en vie, en éveil. Ces gens qu’ils soient travailleurs ou usagers se battent ou sont en colère. C’est là où l’œuvre n’est pas du tout manichéenne. Il n’y a pas les méchants et les gentils. Évidemment que vivre dans des conditions difficiles ça rend brutal. Évidemment que ça abîme. Évidemment que la société en a fait des monstres parce que tout d’un coup, ils se sentent abandonnés. Je trouve que ce n’est pas une œuvre réconfortante dans le sens où une violence est exprimée. Elle est en action, en bataille, comme pour sortir la tête de l’eau. Moi, cette œuvre me vitalise. Personne ne dit qu’il va y arriver mais tout le monde est en action.
Il y a aussi la question du soin ?
La question du soin est présente en effet dans cette œuvre. On a beaucoup parlé de ce mot ces derniers mois et ces dernières années. Prendre soin. Prendre soin d’écouter. Prendre soin de nommer. Prendre soin de trouver le bon mot quand on ne possède pas la langue, quand on ne possède pas le langage administratif. Cette œuvre parle aussi de notre rapport au temps : être sur terre, être ensemble. On n’est pas dans un rapport de consommation du temps. On est dans un rapport de temps partagé.
Le temps est partagé comme au théâtre d’ailleurs…
Au théâtre, la question du temps partagé est vraiment pleine, puisque c’est un temps réel entre nous. Welfare, c’est la question de l’attente. On attend de passer son tour. Et cette attente-là, je veux la faire partager. Je veux que le spectateur ou la spectatrice se dise « ça fait une heure que je vois que cette personne-là n’est toujours pas passée ». Je sais « ça fait une heure de spectacle qu’on est ensemble ». Il n’est pas tant question de réparation que de démocratie. Une démocratie, si elle n’est pas en action, si elle n’est pas en réinterrogation, si elle n’est pas énervée, si elle n’est pas en combat, si elle n’est pas en « on vote de nouvelles lois adaptées à notre société », ça tue une démocratie. Cette chose-là m’anime, elle me rend en vie.
Welfare est drôle aussi…
L’œuvre est drôle parce qu’elle est humaine, cocasse, inventive, et très irrévérencieuse parfois. Aller voir Welfare, c’est prendre un bain de vie avec tout ce que cela comporte de complexité. Avec des choses qui donnent de l’espoir, des choses qui sont terribles. Les combats alors menés dans les années 1970 sont encore aujourd’hui des zones totalement menacées. Si le combat s’arrête, ces luttes ne seront pas gagnées demain. Cette œuvre doit donner cette vitalité-là en tout cas.
Quelles différences entre le Welfare originel et votre adaptation au théâtre ?
Contrairement à l’œuvre originelle, nous, on raconte une histoire. Il est plus facile de donner de la vitalité lorsqu’on réincarne que devant l’œuvre de Frederick Wiseman où on est face à une telle difficulté humaine. Dans un premier temps, on trouve que c’est assez dur. Le théâtre et le fait de le rejouer enlève cette condition humaine extrêmement difficile à regarder en face.
Est-ce qu’il y a quelque chose qui a changé, en vous, depuis que vous êtes mis à travailler cette pièce ?
Quelque chose a changé en moi depuis que j’ai pris la direction du théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis. J’y ai une mission de terrain, une mission de partage, davantage tournée vers les autres, vers les autres artistes, vers les habitants, vers les habitantes. Mon regard en a été changé. Cette pièce n’est pas arrivée là par hasard, ni cette envie d’adaptation.
Peut-on d’ailleurs retrouver son identité sociétale en fréquentant les théâtres, en allant au théâtre ?
Oui. S’adresser à toutes et tous, à tous les âges de la vie, tout ce qui est transmission nous aide vraiment à exercer notre profession d’artiste. Avec le collectif In Vitro quand on était artiste associé au théâtre Gérard-Philipe, on a développé des liens avec le champ social.
C’est un chemin pour passer la porte d’un théâtre. Et parfois, ce chemin n’est pas unique. Des fois, c’est plus facile aussi de rentrer dans un théâtre par la pratique : « je vais aller voir aussi celui ou celle avec qui je fais cet atelier qui est sur le plateau le soir. »
Le théâtre, ce n’est pas facile d’y aller…
Moi-même, je n’y suis pas allée tout de suite dans ma vie. Ça s’apprend. Ça se teste. Il faut y retourner. Et puis, une chose finalement reste. Dans mes spectacles, nous travaillons en improvisation donc nous n’avons pas la barrière de la littérature qui peut impressionner. Ce sont des humains face à d’autres humains qui se parlent et qui s’écoutent.
Vous avez travaillé avec les Petits Frères des pauvres, le milieu associatif, des maisons de quartier…
C’est un formidable vecteur de transmission de part et d’autre qui nous apprend, à nous aussi, énormément. Et c’est une manière d’aller voir derrière un spectacle, de rencontrer les artistes, de se dire que finalement le théâtre n’est pas du tout un endroit élitiste, au contraire. On a tous fait des spectacles dans notre chambre ! Retrouver ce lien ne paraît pas forcément facile au sein de notre société, avec nos grands bâtiments. Nous, en tant qu’artiste, et, moi, en tant que directrice, nous nous devons de développer des projets pour que cette marche puisse être franchie.
Même pour un public dans une grande difficulté pour qui le théâtre ne serait pas du tout une priorité ?
Au contraire, c’est là que nous retrouvons le sens de nos missions : le théâtre doit s’adresser à toutes et tous. Et pour qu’il le fasse, il faut trouver les moyens de rentrer en liens. Franchir la porte d’un théâtre, cela s’accompagne, cela se travaille pour que réellement ce soit possible pour les gens.
Faire l’ouverture du festival d’Avignon est-ce une reconnaissance de l’excellence de théâtre tel qu’on le tisse en Seine-Saint-Denis ?
Que ce soit avec Welfare ou avec le spectacle de Pauline Bayle, cela met en lumière ce territoire souvent précurseur, du fait de sa jeunesse ! Que la Seine-Saint-Denis soit aussi représentée, incarnée par un théâtre engagé, en action, je trouve que c’est une reconnaissance aussi du travail mené sur ce territoire. Et là, je ne parle pas que théâtralement… Je parle du travail mené par les gens à l’action sur ce territoire qui est quand même exemplaire à plein de niveaux. Poumon d’exercice social. Poumon d’expériences de service public, complété par une formidable vitalité associative complètement hors norme. Le fait qu’on puisse parler comme cela de ces questions (parce que ce n’est pas toujours relaté comme cela dans les médias) et les incarner avec ce territoire, je trouve que c’est une reconnaissance pour tout le travail qui est mené.
Du 5 au 14 juillet en Avignon et du 27 septembre au 15 octobre à Saint-Denis.
Welfare, un spectacle coproduit par le Département de la Seine-Saint-Denis