François Jauvion, un artiste singulier
- Cet artiste montreuillois s’est lancé dans une aventure inédite jusque-là : créer une encyclopédie dessinée des créateurs issus de l’Art brut.
- Le deuxième volume de cette entreprise vient de sortir : quelque 200 artistes, à l’issue de ces deux tomes, auquel s’ajoutera un dernier, sont passés entre les mains et les pinceaux de François Jauvion.
- Outre ces dessins, l’artiste réalise des œuvres en volume, où tapi sous des messages explicites, il marie humour et humeur, désespoir et optimisme.
Dans sa maison tranquille, à l’abri des regards et des bruits de la ville, François Jauvion (53 ans) travaille. Il travaille même beaucoup. Jusqu’à 12 heures par jour, attelé à sa table à dessin, ses boîtes d’aquarelles à sa droite, sa lampe articulée au-dessus de la planche, et à sa gauche son fidèle chat Scotch, véritable peluche dorée, ne le lâche pas d’un coussinet. Cette maison a connu toutes les étapes de la vie professionnelle de ce Montreuillois. Il y habite depuis une trentaine d’années. Au rez-de-chaussée, l’atelier avec nombre de machines, vestiges de l’époque où il était maquettiste volume, mais aussi un plan de travail qu’il occupe pour réaliser ses sculptures en pâte à modeler.
Aujourd’hui, François Jauvion poursuit un projet de longue haleine qui l’a conduit à produire déjà deux volumes pour faire découvrir les artistes bruts qu’il aime. Un véritable travail d’encyclopédiste pour mettre à jour ce panthéon. Avant de conduire ce projet, il a cherché, tâtonné, procédé à un « galop d’essai » sur une cinquantaine de situations sans lien aucun. Et puis le déclic ! C’est André Robillard qui sera le premier d’une très longue série. Cet artiste d’art brut est un touche-à-tout qui réalise ses assemblages à partir d’objets récupérés et de quantités de rubans adhésifs de toutes les couleurs. Avec ses mains, il réalise d’étranges fusils, des pistolets, des fusées… Il est collectionné depuis fort longtemps et est exposé dans de nombreux musées.
Mais à propos, l’art brut, kézako ?
Ce mouvement artistique, l’art brut, ainsi défini en 1945 par Jean Dubuffet, existait depuis des lustres. Depuis, il a été investi à son corps défendant par les musées et autres institutions. Ces hommes et ces femmes n’ont fréquenté aucune académie et se situent en marge du système de l’art, sans le souhait de s’inscrire dans un champ artistique, avec la reconnaissance qui l’accompagne. Et sans avoir conscience d’être artiste. Ils et elles sont autodidactes, et pour certains, ils ont attendu leur retraite professionnelle pour se lancer dans la création.
Des artistes hors normes
Dans ce premier volume de son Imagier singulier, s’il nous fait découvrir les plus grands noms de l’art brut et singulier, François Jauvion, grand amateur de bandes dessinées, ne manque pas de rendre hommage à Marcel Gotlib, mais aussi aux frères Di Rosa, « mes maîtres à penser, dit-il. C’est eux qui m’ont montré qu’on pouvait faire autre chose que ce qu’on voyait dans les musées à l’époque ».
L’essentiel de l’ouvrage est consacré à ces artistes obscurs tels Pierre Avezard, dit Petit Pierre (1909-1992), créateur d’un immense manège qu’on peut admirer à la Fabuloserie, en Bourgogne. Ce manège unique au monde, animé par une foultitude de petits moteurs, met en branle toute une série de personnages, animaux et même avions, qui défilent sous les yeux des spectateurs ébahis et admiratifs. Ce garçon vacher, né avec un lourd handicap, rejeté de tous, disposait de toutes ses capacités intellectuelles qui l’ont conduit à créer ce chef-d’œuvre de l’art brut.
Comment ne pas évoquer Paul Amar, (1919-2017), chauffeur de taxi à Alger, puis rapatrié en France où il continue à pratiquer son métier. A 55 ans, il découvre par hasard dans une boutique de souvenirs des objets fabriqués à partir de coquillages. Dès lors, il se lance et réalise des tableaux en trois dimensions. Dans son petit logement parisien, il transforme une pièce en atelier où il stocke toutes sortes de coquillages, – des moules aux bigorneaux, en passant par des huîtres et autres fruits de mer – il meule, lime, cisaille, assemble, vernit et peint. Et pour finir, camoufle des ampoules électriques dans des coquilles d’oursins pour éclairer ses œuvres. Le Musée des Arts buissonniers, à Saint Sever du Moustier (Aveyron) où cet été François Jauvion exposera ses œuvres, est dépositaire depuis 2012 des œuvres de Paul Amar.
Roger Chomeaux dit Chomo, (1907-1999) étudie aux Beaux-Arts de Paris et devient artiste décorateur. Capturé pendant la Deuxième Guerre mondiale, il est prisonnier en Pologne. Revenu en France, il s’installe pas loin de la forêt de Fontainebleau et se met à peindre et à sculpter. Détestant le monde de l’art, il interdit à quiconque de vendre la moindre de ses œuvres. Il change de nom et devient Chomo et s’invente un langage phonétique. Il se coupe du monde extérieur. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Dieu soit quontant ? »
Guy Brunet, après avoir été électricien et vendeur d’électroménager, refuse les emplois qu’on lui propose et va consacrer toute sa vie au cinéma. Sur la façade de sa maison, il peint un hommage au 7e art où l’on peut reconnaître de nombreuses vedettes. Il découpe et fabrique près de 1 000 silhouettes d’acteurs et d’actrices, noircit des cahiers entiers de scénarios de films qu’il va réaliser avec un caméscope DVD. Il fait les voix pour interpréter l’ensemble des personnages. « Art brut, art singulier, dit-il, cela m’est égal, je crée ce que j’imagine. Je suis un guérisseur, je soigne les spectateurs. » Une exposition-hommage est actuellement visible au LaM à Villeneuve d’Ascq, jusqu’au 29 septembre 2024.
Emile Ratier (1894-1984), comme de nombreux cultivateurs, quitte l’exploitation familiale en 1914 pour partir au front. A son retour, il devient marchand de bois puis sabotier. En même temps, il fabrique des constructions en bois, des sortes de jouets pour le plaisir de tous et aussi du sien. Mais victime des gaz asphyxiants de la Première guerre, il perd peu à peu la vue et devient aveugle. Il continue inlassablement à scier, découper, assembler, raboter, visser pour donner vie à des sculptures mobiles : une tour Eiffel, des moulins, des manèges, des avions, des soldats…
Pétra Werlé (1956) est une artiste qui vit et travaille à Montreuil. Alors qu’elle était caissière de cinéma à Strasbourg, elle commence à 20 ans, entre deux séances de cinéma, à sculpter des petits personnages en mie de pain. Depuis, elle continue inlassablement à se consacrer à cet art singulier. Chacune de ses œuvres porte non seulement sa marque de fabrication mais également son ADN… En effet, c’est grâce à sa salive qui sert de liant qu’elle peut modeler à sa guise tous ces personnages fantasques où pas un détail ne manque. Inutile de préciser qu’elle connaît par cœur le monde de la boulange…
Des boules à neige aux horloges
Lancé dans cette vaste entreprise, François Jauvion a laissé pour un temps de côté les objets divers et variés qu’il créait : les boules à neige autrement dit les Boules à Jojo, les triptyques, les reliquaires ou les horloges. « En brocante, j’avais chiné des boules à neige, ces objets m’avaient parlé. » Pour le critique d’art Patrick Le Fur, « celui qui aime travailler dans le détournement d’un support existant, veut montrer combien la folie est universelle. Terre qui ne tourne pas rond, humanité qui perd… la boule. » Grâce à sa grande expérience dans la maquette en volume – 25 années au service de l’industrie mais aussi de la RATP – et à sa maîtrise du modelage, il réalise tout lui-même ! Humains ou animaux, toutes les figurines sortent de ses mains. « J’utilise de la pâte à modeler pour les réaliser. Ensuite, je fais des moules en élastomère et des tirages en résine. Je les peins et les assemble. C’est évidemment beaucoup de temps ! »
François Jauvion, comme de nombreux artistes, aime travailler les séries. Pour les horloges, c’est en observant celle de sa grand-mère, et en réécoutant la chanson de Jacques Brel Les Vieux, que l’inspiration lui est venue… « Et fuir devant vous, une dernière fois, la pendule d’argent, qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non, qui leur dit je t’attends… » « J’essaie de faire ressortir, à travers mon univers pétillant et coloré, le regard d’enfant enfoui plus ou moins profondément chez chaque individu… » C’est ainsi qu’il a « marié » pour le pire et le meilleur et installé sur ses horloges quelques couples improbables : Candy et Goldorak, Babar et Bécassine et bien d’autres…
Chacun de ses deux ouvrages a demandé 7 000 heures de travail. Quand il aura achevé son dernier tome, entre quelques longueurs de bassin à la piscine à Montreuil pour se dégourdir les muscles, il compte se mettre à la peinture. François Jauvion, un artiste qui s’est donné pour mission d’en faire découvrir d’autres.
Claude Bardavid
– L’Imagier singulier de François Jauvion, 2 tomes, Editions du Livre d’art
Tous les commentaires1
Avant tout un artiste, même s’il était un très bon maquettiste !!!
J’ai failli hérité d’une grenouille il y a quelques années…
J’adore ses univers et son travail d’une précision chirurgicale.
Je penses qu’il n’a pas fini de nous surprendre.
Bref j’aime l’artiste et l’homme 🤩😍👍🏻