De Sevran à Ibadan, la beauté du quotidien dans l’oeil d’Alain Kassanda

De Sevran à Ibadan, la beauté du quotidien dans l’oeil d’Alain Kassanda
Cinéma
  • Le réalisateur Alain Kassanda vient de remporter le Grand Prix à Cinéma du réel, un des plus prestigieux festivals de documentaire en France, avec son film « Coconut head generation », sur la conscientisation politique des étudiants du cinéclub de l'université d'Ibadan, au Nigeria.
  • L'oeil du désormais cinéaste s'est d’abord affuté en programmant des films au cinéma « les 39 marches », à Sevran.

Vous venez de remporter le « Grand Prix du réel » pour votre documentaire « Coconut head generation »… Quel propos se dissimule derrière cet intrigant intitulé ?

Au Nigéria, l’expression « Coconut head » désigne une personne à la tête creuse et bornée. Les jeunes nigérians se sont réapproprié cette insulte pour revendiquer leur entêtement à se battre pour un avenir meilleur, et mon film porte sur ce combat. Tout a commencé en 2015, lorsque ma compagne, anthropologue, a obtenu un poste à l’université d’Ibadan, la troisième ville du pays. Je l’y ai donc suivie, et en arrivant, j’ai fait la connaissance d’un professeur de l’université et d’un groupe d’étudiants avec qui nous avons monté un cinéclub hebdomadaire. Au bout d’un an, un nouveau groupe très politisé nous a rejoint. Les films projetés donnaient lieu à des débats passionnants. J’ai donc pris ma caméra pour documenter ce dont j’étais témoin. J’ai choisi de montrer la manière dont ce ciné-club est devenu une chambre d’écho de la condition étudiante et des débats parfois houleux auxquelles elle donnait lieu, qu’il s’agisse de la question du logement, de la difficulté à trouver un emploi une fois diplômé, des questions de sexisme ou LGBT – au Nigeria, l’homosexualité est pénalement réprimée, les violences policières… Le film montre comment un petit amphithéâtre devient un espace politique où s’élabore une parole performative. Les étudiants que j’ai filmé ont tous participé au mouvement social qui a éclaté en 2020.

Car l’Histoire vous a mordu la nuque…

Oui, en octobre 2020, une énième exaction de la « Special Anti robbery squad », une unité de la police nigériane, a déclenché un mouvement de protestation dans tout le pays, sous le hashtag #EndSARS. C’était un mouvement jeune, où beaucoup d’étudiants ont participé, essentiellement dans les grandes villes. Les revendications sont vite passées des violences policières à la mauvaise gouvernance, et l’Etat a réprimé dans le sang la révolte qui montait… Tobi, un des étudiants du ciné- club a filmé les manifestations à Ibadan, ses images sont dans le documentaire. Je suis revenu en 2021 pour filmer la reprise des cours après neuf mois de grève et le ciné-club offrait une fois encore, le cadre d’échange d’une parole sur le traumatisme qu’a causé la répression chez les étudiants. La génération de leurs parents avait connu la dictature militaire, mais pas eux. Le niveau de violence déployé par l’Etat a été une surprise, c’était inimaginable pour eux.

Le film montre comment un petit amphithéâtre devient un espace politique où s’élabore une parole performative.

 La répression n’est pourtant pas venue à bout du ciné-club…

Le ciné-club a repris et continue à exister encore aujourd’hui, parce qu’il est devenu un lieu d’expression vital pour les étudiants. D’une certaine manière, ce film fait écho à ce qui se passe en France sur les questions de précarité des jeunes et de violence policière. C’est ce qui explique en partie sa bonne réception. A Cinéma du réel, plusieurs étudiants ont été ému par le film et me l’ont dit lors des débats. Le covid a révélé au grand jour le niveau de précarité de cette partie de la population en France. Mon film touche parce que c’est un miroir. Tout d’un coup, on voit plus des
« étudiants africains » enfermés dans un regard misérabiliste, mais des sujets sociaux réfléchissant à leur condition avec la volonté de la changer. On peut donc s’identifier à eux.

 Sur quels sujets portent les autres films que vous avez réalisé ? Comment peut-on définir votre style ?

J’ai réalisé trois films. Le premier, « Trouble Sleep » décrit la journée d’un diplômé d’école d’ingénieur devenu taximan par nécessité, et celle d’un collecteur de taxes pour le syndicat des transports. C’est un regard sur la route qui est bien plus qu’un espace de circulation de personnes et de marchandises, mais une métaphore du Nigeria. C’est le règne de l’informel et le théâtre de rapports de forces, mais aussi un lieu de vie où on voit la beauté et la banalité du quotidien. Dans ce film j’essaie de restituer la dimension poétique de la route et ainsi d’échapper à la rhétorique duchaos trop souvent associée aux villes africaines. J’ai aussi réalisé « Colette et Justin », mon premier long métrage qui raconte la manière dont mes grands-parents ont vécu la colonisation et la décolonisation du Congo. Je caractérise mon travail par une tentative de me réapproprier la narration et de changer les imaginaires sur des sujets qui me tiennent à cœur.

 

Mon film touche parce que c'est un miroir.

Ces trois films sont sortis en quelques mois seulement… quelle est la trajectoire qui vous a amené à cette carrière de cinéaste ?

Je suis autodidacte, j’ai fait des études de communication, pas de cinéma. Par contre, j’ai toujours été cinéphile et quand j’étais étudiant, je me suis lancé dans l’organisation de projections dans plusieurs lieux culturels à Paris, depuis un bar du marais jusqu’au Divan du Monde ou au Mk2 Hautefeuille… Et c’est ainsi que j’ai eu l’opportunité de devenir programmateur au cinéma « les 39 marches » de Sevran. C’était le rêve, mon métier consistait à voir un maximum films et à sélectionner ceux qu’on allait projeter dans ma salle. Mon regard de cinéaste s’est réellement affiné à cette époque. Mais en même temps, j’éprouvais une réelle frustration face au manque de représentation de pans entiers de la population française, notamment racisés comme moi, ou venant de milieux populaires, dans les films. J’ai fini par faire les films que je ne voyais pas, notamment sur la colonisation du Congo.

Quelles sont les perspectives que vous offrent ces prix ?

D’abord, la visibilité. Un grand prix à Cinéma du réel attire l’attention d’autres festivals et c’est bien pour le film. Ensuite, c’est un tremplin (en principe) pour lever plus facilement des fonds pour les films suivants…

 

Crédit photo : Kenza Wadimoff

Tous les commentaires1

  • Françoise

    Monsieur,
    Vous êtes avant tout un poète. Je prie que ce don ne devienne pas seulement « l’instant d’avant ». Ne lâchez pas votre stylo …nous attendons la suite.
    Françoise

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