Jean Gaspa, au nom d’Haïti

- Ce réalisateur qui a grandi à Romainville et aux Lilas vient de recevoir le Grand Prix Multitude pour son court-métrage « Al nan la paix ».
- Ce film, qui aborde avec légèreté un sujet grave, se veut une métaphore sur la situation passée et présente en Haïti, le pays des deux parents du réalisateur.
- Passé par l’école de cinéma Kourtrajmé de Ladj Ly, Jean Gaspa travaille actuellement à un long-métrage qui explorerait les mêmes thèmes.
Evens est tout sauf enchanté : sa mère lui inflige encore des heures d’attente au Consulat d’Haïti en France, tout ça pour récupérer un passeport pour aller voir son père, malade en Haïti, et qui aux yeux d’Evens est un étranger ou tout comme. Et quand on a en main le ticket 124, l’après-midi s’annonce longue… Le ton adopté dans « Al nan la paix », court-métrage pour lequel Jean Gaspa vient de recevoir le Grand Prix de la Biennale Multitude (voir encadré), est aussi léger que la situation d’Haïti est pesante : des bandes armées qui quadrillent le pays, un million de déplacés en raison de la violence des gangs, des situations qui confinent parfois à la famine.
« Mon film évoque bien sûr la situation critique d’Haïti en ce moment, mais c’est aussi un film qui traite de ce que c’est qu’être de deux cultures comme moi. », explique Jean Gaspa, tranquillement attablé à la terrasse d’un café de Stains où il donne actuellement des ateliers vidéos dans une maison de quartier.
Identités multiples
Deux parents haïtiens qui se sont rencontrés en France dans un bal haïtien, une langue créole apprise à la maison, des musiques haïtiennes qui voisinaient, ado, avec le dernier Booba : Jean Gaspa est Français, Haïtien, banlieusard, amoureux de Paris, il est tout cela à la fois. « Je ne choisirai jamais/ Que les deux côtés/ Ne me demandez pas / Où je veux aller » chante Gims dans « C’est la même », et ça va bien aussi à Jean Gaspa. On aura donc compris que recevoir le prix Multitude fait complètement sens pour cet habitant de Romainville, Aubervilliers, les Lilas et désormais Rosny, citoyen du monde, « hybride » à l’image de beaucoup d’endroits en Seine-Saint-Denis.
« Qu’est-ce que ça veut dire avoir une attache autre part, qu’est-ce qu’on en fait ? Est-ce qu’elle t’empêche de trouver ta place dans ton propre pays ? C’est un peu les questions qu’a mon personnage principal Evens et que j’ai pu avoir aussi », philosophe Jean Gaspa. Qu’on ne se méprenne cependant pas sur son film : « Al nan la paix » est tout sauf une logorrhée qui commencerait par « Etre ou ne pas être ». « Par rapport au cinéma que j’aime, je voulais montrer plutôt que dire, laisser deux ou trois images dans la tête des spectateurs. Je n’aime pas les films didactiques », ponctue cet amateur de « The Big Lebowski » des frères Coen, « Adieu les cons » de Dupontel, « Do the right thing » de Spike Lee ou encore « Les Misérables » de Ladj Ly.
Le dernier nommé, Jean Gaspa le connaît plutôt bien puisqu’il a eu la chance de faire partie de la première promotion de Kourtrajmé, l’école de cinéma gratuite fondée par le réalisateur des Misérables à Clichy-Montfermeil.
« Je le remercie cent fois. Faire cette formation a été un accélérateur énorme. Tu passes d’une situation où t’es tout seul dans ton coin à un réseau qui te fait rencontrer du monde et bosser tes points faibles », témoigne Jean Gaspa, rentré à Kourtrajmé en 2019.
Une enfance à Romainville et Aubervilliers
Le cinéma, ce créatif a mis du temps à y venir. D’ateliers rap à Romainville en poésies écrites sur ses cahiers, le jeune homme est ensuite passé à la caméra quand quelqu’un lui a suggéré de transformer une ses nouvelles en court-métrage. Son premier film, tourné dans la cité Gagarine à Romainville, parle d’une jeune fille des quartiers un peu paumée, qui ne sait pas trop quoi faire de sa peau à l’entrée dans l’âge adulte. « Là encore, c’est complètement moi : je suis sorti de l’école à 17 ans pour y revenir et pousser jusqu’à un Master de sociologie. Mais la vie, c’est pas une autoroute et je voulais écrire là-dessus ». Désormais, celui qui gagne sa vie comme scénariste travaille à un long-métrage qu’il rêverait de voir aboutir, toujours sur ce thème de la double culture franco-haïtienne.
Et que pense-t-il de la représentation de la diversité dans le cinéma français ? « J’ai l’impression qu’on est sur la bonne voie, ça avance en tout cas. Il y a eu cette phase où tout un pan de la société était pas ou mal représenté. On est passé de la période « pas de personnes noires et maghrébines à l’écran » à « Il faut qu’il y en ait » sans que ce soit toujours bien fait. Pour moi aujourd’hui, le combat se situe plus derrière la caméra que devant : par exemple, l’autre jour encore, j’étais le seul scénariste noir sur un projet d’importance. Ça a forcément des conséquences sur les représentations au cinéma », souligne ce fan de Jean-Pascal Zadi, qui selon Jean Gaspa a « su aborder ces questions avec le style qui le caractérise ».
Cette éponge repense souvent à la phrase de Ladj Ly lorsqu’il les avait accueillis à Kourtrajmé à Clichy-Montfermeil : « Parmi vous, peut-être un ou une deviendra réalisateur, pas plus. Pas parce que vous manquez de talent, mais parce que c’est un métier de riche. Il faut pouvoir écrire sans avoir à travailler à côté, avoir un réseau de malade et convaincre que l’histoire qu’on raconte peut intéresser le plus grand nombre » Nous, on payerait bien pour voir « Al nan la paix », ce petit coin d’Haïti mi-doux mi-amer transformé en long.
Christophe Lehousse
Photos: ©Eric Garault
Les autres prix du festival Multitude :
– « Dans nos dix ans », tourné par Juliette Saint-Sardos avec des élèves du collège de Olympe de Gouges de Noisy-le-Sec- Grand Prix Multitude
– « This is Paul Eluard », de Aïssatou Bathily, Prix du Jury
– « Ma famille est politique » de Côme Wembe Tuitcheu, Prix du Jury
Tous ces courts-métrages seront diffusés dans les salles du réseau Cinémas 93.