Avec « 1983 », le TGP se met en marche
40 ans après, que reste-t-il de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, ce grand souffle par lequel de jeunes Français d’origine immigrée avaient voulu affirmer leur place dans la société française? C’est la question que pose « 1983 », pièce prolixe et virtuose de Margaux Eskenazi et Alice Carré, jouée en ce moment au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis.
1983 : après un espoir incroyable suscité par son élection en 1981, la gauche amorce déjà le virage de la rigueur et des politiques néo-libérales ; les mineurs sont dans la rue après plusieurs fermetures de charbonnages, Yannick Noah gagne Roland-Garros et, fin décembre, plusieurs milliers de jeunes Français·ses, écoeuré·e·s par les crimes racistes commis en série à l’encontre de jeunes d’origine immigrée, traversent la France pour dire leur ras-le-front.
C’est cette époque que retranscrit avec tendresse et pertinence « 1983 », pièce de Margaux Eskenazi et Alice Carré, jouée jusqu’à dimanche 22 à Saint-Denis et qui sera reprise à Pantin puis à Tremblay (voir ci-dessous).
On y suit avec empathie les cheminements des comédien·ne·s de la Compagnie Nova, qui incarnent tout de même 55 personnages ! A l’usine (notamment chez Citroën à Aulnay), dans les collectifs antiracistes, au bistrot ou dans l’effervescence des fameuses radios pirates – interdites jusqu’en 1981 à l’époque du monopole d’Etat sur les médias – on est partout à la fois, sans que ces va-et-vient ne perdent le public, grâce à une mise en scène inventive.
Mémoire des luttes
Le coeur de cette pièce reste toutefois la fameuse Marche pour l’égalité et contre le racisme, dont la genèse est fort utilement rappelée pour les plus jeunes : dans un contexte de forte montée du Front National, le début des années est marqué par une série de crimes racistes dont sont victimes de jeunes Français, souvent d’origine maghrébine. Ce qui mènera Toumi Djaïdja, un militant de Vénissieux qui s’est lui aussi fait tirer dessus par un policier quand il voulait juste sauver un enfant attaqué par un chien, à lancer l’idée de cette marche contre le racisme en 1983.
40 ans après – comme nous le rappelle la pièce – les violences policières existent toujours, 89 députés Front National siègent au Parlement et le macronisme se fait fort d’être le rempart contre cette peste brune qu’il contribue cependant à faire monter à grands coups de précarisation sociale. « Clairement, on fait un détour par le passé pour parler d’aujourd’hui, même si notre propos premier est la mémoire des luttes et de rappeler que l’antiracisme a une histoire, avec ses transmissions réussies ou non », explique la metteuse en scène Margaux Eskenazi.
Déjà à l’initiative de deux pièces qui portaient l’une sur les identités noires (« Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre »), l’autre sur la mémoire de la Guerre d’Algérie (« Et le coeur fume encore »), la jeune femme clôt avec « 1983 » une trilogie sur ce qu’elle considère être « une traversée du 20e siècle » et une réflexion sur les « amnésies coloniales » françaises.
Bande son années 80
Parfois très sombre dans ses rappels de l’histoire, un poil longue dans ses analyses politiques, la pièce reste toutefois extraordinairement vivante grâce à l’excellent jeu des acteur·rices de la Compagnie Nova et à un procédé qui fait mouche : à plusieurs reprises, les comédien·ne·s cessent d’être des personnages pour s’adresser au public en tant qu’acteurs, créant ainsi une complicité avec les spectateur·rice·s. « J’y ai de plus en plus recours car je trouve que ça rend le public actif et que ça favorise un travail sur l’imaginaire », pointe Margaux Eskenazi, qui prépare déjà sa prochaine pièce : « Vénus », une commande du théâtre de la Poudrerie de Sevran.
Vivante, « 1983 » l’est aussi grâce à sa bande son très années 80, de « Too shy » de Kajagoogoo à Rachid Taha et son groupe Carte de séjour, qui avait repris « Douce France » de Charles Trénet, manière de porter les aspirations de tous ces enfants d’immigrés, qui se revendiquaient justement aussi Français que les autres.
Au bout de « 1983 », on se dit en tout cas que malgré les bégaiements de l’histoire, il est important de continuer à rêver le même rêve : celui d’une France égale avec tous ses enfants et fière de sa diversité.
Jusqu’au 22 janvier au TGP de Saint-Denis : vendredi 20h, samedi 18h et dimanche 15h30
le 14 février au Théâtre du Fil de l’Eau de Pantin
Le 11 mars au Théâtre Louis-Aragon de Tremblay
Christophe Lehousse
Photos :©Loïc Nys