« Cette résistance à laquelle je donne une image »

« Cette résistance à laquelle je donne une image »
Exposition
  • Raphaël Barontini a été invité par les monuments nationaux pour aborder l’histoire de l'abolition de l'esclavage et des luttes qui ont contribué à la fin de l'esclavage.
  • L’artiste contemporain a imaginé un panthéon imaginaire, constitué de figures qui souvent n'ont ni visage, ni représentation et sont souvent oublié·e·s de l'histoire.
  • Il les met à l’honneur, dans le cadre d'une exposition d'art contemporain et crée pour l’occasion une performance digne d’un carnaval antillais. Jusqu’au 11 février au Panthéon à Paris.

Parmi tous ces héros et toutes ces héroïnes, Toussaint Louverture, Sanité Belair, Flore Gaillard, Jean-Jacques Dessalines, Joseph Ignace, Louis Delgrès, Mulatresse Solitude, y en a-t-il un ou une qui a votre préférence ?

Joseph Ignace qui est de la Guadeloupe et qui était d’abord un marron, donc un esclave en fuite. Après la première Révolution en 1794, il intègre l’armée française républicaine, séduit par les idéaux de la Révolution française. Et finalement il rentre en résistance 10 ans après face à Napoléon, quand Napoléon tente de réinstaurer l’esclavage. Il réussit à le faire en Guadeloupe, mais pas en Haïti. Parmi toutes les œuvres que j’ai créées pour le Panthéon ces derniers mois, Joseph Ignace est l’une de mes pièces favorites. C’est un personnage que j’aime bien.

 

Deux fresques de 20m de long et de 5m de haut, une haie d’honneur de 10 bannières et 5 pièces textiles, toutes ces œuvres, les avez-vous créées spécialement pour le Panthéon ?

C’est une production assez monstre. Je n’avais jamais créé autant d’œuvres en si peu de temps… J’ai commencé la production courant mars. Et les dernières œuvres ont été terminées le 8 octobre. Ça a été un travail d’enfer. Et moi aussi, c’est la première fois que j’ai une équipe sous mes ordres parce je suis un travailleur plutôt assez solitaire en vrai.

Même si j’ai une pratique assez hybride entre la peinture, le textile, la couture, la sérigraphie, tout ça, j’ai quand même une pratique assez solitaire.

 

Dans vos équipes, y avait-il des gens de Seine-Saint-Denis ?

Quelques membres de mon studio vivent dans le 93, à Aubervilliers et aux alentours, mais n’en sont pas forcément originaires. J’avais un studio à l’image de la diversité française avec des jeunes gens tous nés en France, mais d’origine antillaise, congolaise, marocaine, thaïlandaise, et puis des Français bretons. Donc j’avais un mélange, un melting-pot assez drôle dans le studio et tout le monde très porté par le projet en lui-même.

 

De qui était constituée cette équipe ?

10 personnes ont travaillé avec moi sur ce projet dans mon studio. Trois assistants à 35 h pendant plusieurs mois en couture et ma studio-manager. Après, j’avais des stagiaires pour la production, venant d’école d’art comme les Beaux-arts de Paris, les Beaux-arts de Nantes. C’étaient des étudiants qui se signalaient eux-mêmes pour demander si on prenait des stagiaires. Et puis des étudiants d’école de mode. C’est la première fois que je travaille avec autant de gens.

 

Vous vous êtes pris pour Damien Hirst ?

Damien Hirst ou Jeff Koons ont de gros studios pour faire de l’argent, pour produire beaucoup et fournir leur galerie… Alors que là, c’est vraiment la thématique qui nous a porté en tant qu’équipe, en tant que studio dont j’étais le chef d’orchestre. J’ai vraiment senti qu’ils avaient envie d’aller jusqu’au bout du projet. D’ailleurs, 80% de notre studio était acteurs de la performance.

 

Le Panthéon est un lieu de mémoire, de recueillement, d’hommage, c’est un peu gonflé d’en faire un moment collectif de réflexion, de partage, mais aussi de musique avec ce défilé de carnaval…

Tout à fait, mais ça n’a pas été simple à organiser, je vous avoue. Quand j’ai dit que j’allais ramener 15 musiciens, 20 performers qui portent des bannières. Mon idée était qu’avec cette marche qui habituellement a lieu plutôt dans la rue, on transforme quasiment ce Panthéon en forum. D’ailleurs, la performance est vraiment sortie par les grands bronzes, donc par les grandes portes du Panthéon où habituellement les corps sont introduits dans le monument, lors des panthéonisations. J’ai vraiment réfléchi l’intervention avec les codes symboliques du monument.

 

C’est un peu un clash des cultures…

Et en même temps, là où je suis content, en tant qu’artiste, c’est que c’est une vraie carte blanche. Les Monuments nationaux savent que c’est une intervention d’art contemporain et du coup ils m’ont permis quand même pas mal de choses. Ils font bien la dissociation même si justement je joue sur les codes de ce bâtiment, ses symboliques. Et effectivement alors oui c’est un petit clash. Il y a, en plus, juste avant la procession, une intervention de musique électronique de Mike Ladd, un musicien américain avec qui je travaille depuis un certain temps. Il a créé cette nouvelle pièce sonore pour le Panthéon. Cela change vraiment le visage du Panthéon que ce soit d’un point de vue sonore ou visuel.

L’exposition a pour titre We could be Heroes. Ecoutiez-vous Bowie pour vous donner du cœur à l’ouvrage ?

Mes goûts sont assez éclectiques musicalement mais c’est vrai que j’ai quand même une préférence pour le hip hop. La question du titre c’est vrai a donné lieu à un grand débat et à une réflexion assez longue. J’ai essayé plein de titres, en français, en créole, en anglais. Le fait de choisir un titre en anglais, il fallait l’assumer au Panthéon, un monument si ancré de façon nationale.

Je voulais en tout cas que ça se transmette bien, que ça sonne bien à l’oreille. Ce titre, finalement on l’a tous dans notre inconscient collectif musicalement parlant. J’ai remarqué, que les gens se souvenaient très facilement de mon titre d’expo. Ce n’est pas mal en terme mnémotechnique.

 

Quelle est sa signification ?

Derrière ce titre, symboliquement j’imaginais donner une image à des figures historiques méconnues ou qui n’ont pas de portrait officiel. Quelle image vais-je choisir ? Comment vais-je présenter mes personnages ? Comment vais-je les portraiturer ? Quels éléments iconographiques vais-je choisir ? Une grande partie de mon boulot consiste à effectuer des recherches en amont à partir de leurs noms, pour trouver des éléments de biographie. Pas parce que je me prends pour un historien, mais parce que cela me nourrit pour imaginer des scénarios dans mes tableaux, des narrations. Ce travail historique en amont est important pour moi.

 

Nous pouvons tous être des héros et des héroïnes, alors ?

Mon intervention a aussi consisté à représenter toutes ces personnes en esclavage anonymes, qui ont été des résistants : pour certains avec le marronnage, pour d’autres en restant sur les plantations avec des actes un peu de sabotage. Il y avait des femmes, par exemple dans les cuisines qui ont empoisonné leur maître. Enfin, il y a plein de façon de résister. L’idée de We could be Heroes est que ces esclaves, qui individuellement avaient contribué à la fin de l’esclavage pouvaient aussi être des héros, même sans nom, même de façon anonyme dans ce lieu comme le Panthéon, qui est un mausolée mémoriel.

 

Comme le soldat inconnu ?

Je me rappelle en Haïti, devant le palais présidentiel de Port-au-Prince, d’une sculpture d’un esclave qui tient une conque avec un lambi dans la main (un coquillage qui d’ailleurs est un des instruments des groupes de carnaval…) Cette idée d’honorer un esclave anonyme avec cette sculpture est importante, voilà.

 

Justement, vous qui êtes né à Saint-Denis, et y avez vécu, connaissez-vous les commémorations pour l’abolition de l’esclavage qui y ont lieu ?

Ma mère était dans une association mémorielle, une association locale. Et puis je connaissais Nicolas Cesbron, un artiste de Saint-Denis, qui a réalisé une sculpture assez belle, avec des petites plaques en céramiques avec des noms d’esclaves. J’avais suivi tout ça. Pendant pas mal d’années, il y avait un rendez-vous parisien et il y avait aussi un rendez-vous dionysien pour ces dates officielles. Je me rappelle que Christiane Taubira et des personnalités influentes comme elles s’y sont déplacées. J’ai participé moi-même à ces commémorations quand j’avais une vingtaine d’années.

J’étais très militant. Je le suis toujours en vrai. J’avais monté à Saint-Denis un comité qui était en soutien à des prisonniers politiques aux États-Unis, notamment afro-américains et amérindiens. Et c’est vrai que cela correspond à ce que j’étais à cette époque-là, très impliqué sur ces questions-là : droits de l’homme, justice pour les prisonniers qui n’avaient pas eu de procès équitable. Cette question de l’injustice m’a toujours un peu travaillé. J’ai toujours eu du mal avec les injustices et l’esclavage en est une bien grosse.

 

Cette idée d’organiser votre propre défilé du carnaval, l’aviez-vous en vous depuis longtemps ?

Je me rappelle une note d’intention que j’ai écrite en 2012 pour des festivals. C’est drôle quand même que plus de 10 ans après, finalement j’y arrive. Mais là, l’idée était de vraiment travailler avec des mas de carnaval antillais. J’en avais envie depuis longtemps. Les performances que j’avais faites auparavant aux États-Unis étaient plutôt des fanfares. Ce n’était pas du tout la même chose. Pour autant, le fait de l’introduire avec la musique électronique de Mike Ladd, et d’y mixer des peintures considérées comme de l’art contemporain, on est quand même dans une performance qui ne ressemble pas à un carnaval habituel. Je lui donne un autre statut.

Avec ce défilé, vous nous invitez à nous souvenir ?

Le carnaval aux Antilles a toujours eu cette dimension politique et mémorielle et une dimension humoristique, ironique adressée aux gouvernants. Même en plein COVID, les groupes de carnaval justement, les mas, étaient habillés en soignants.

En Haïti, on évoque souvent une histoire esclavagiste dans les carnavals, encore aujourd’hui.

 

Avez-vous aussi conçu les costumes de ce défilé ?

On a conçu les 40 costumes lors d’un workshop avec des étudiantes de l’école de mode Duperré qui sont des stylistes et des étudiant·e·s textile. Il y a eu un vrai travail de chromie autour de la couleur du bleu indigo, et toutes les symboliques qu’elles charriaient d’ailleurs. Avec des coupes très diverses et avec des types de coton et de tissus qui sont aussi partie intégrante du défilé traditionnel, mais que nous détournons.

 

Pourquoi vouloir un carnaval antillais au Panthéon ?

J’ai convoqué, culturellement, artistiquement, cette tradition des déboulés de carnaval qui vient de Guadeloupe et de Martinique. Parce qu’en fait, elle est complètement liée à la culture créole, à la créolisation qu’a donné ce mélange culturel aux Amériques et aux Antilles, dans les Caraïbes. Moi j’avais envie que cette tradition soit honorée dans cette espèce de cérémonial, que j’ai imaginé. Parce qu’il y a des liens avec cette lutte pour l’abolition de l’esclavage : le choix des instruments, qui ont une forte symbolique aux Antilles, même des chants en créole, donc c’est vrai que tout est encore très présent.

 

C’est le cas en dehors de la Caraïbe française ?

J’ai fait une résidence, il y a quelques années de ça, en Haïti pendant un mois. Cela m’a permis de bien comprendre ce pays et sa culture. J’étais en résidence dans un péristyle vaudou, accueilli chez une mambo, une prêtresse vaudou dans le sud d’Haïti, à Jacmel. Je me suis rendu compte que même aujourd’hui, en fait, on leur a fait payer cette indépendance, cette abolition par les armes. C’est vrai que dans le temps contemporain, on se rend compte que c’est encore vivace, c’est encore présent.

 

crédits photos

© Didier Plowy – Centre des Monuments Nationaux

 

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