Anissa et Hanane Abdelli ambassadrices de la cuisine algérienne
- Originaires de La Courneuve, la fille et la mère ont coécrit « Goûts d’Algérie », un livre de recettes qui célèbre une gastronomie riche et diversifiée mais méconnue.
- Propriétaires du restaurant-traiteur Mama Nissa, dans le centre de Paris, les deux femmes entendent perpétuer une tradition ancestrale dans leur famille : la transmission du savoir-faire culinaire.
Pour parler d’un livre de recettes, quoi de mieux que de se retrouver dans le restaurant de celles qui l’ont co-écrit ? C’est ainsi que pour présenter « Goûts d’Algérie* », un ouvrage qui rend hommage à la cuisine algérienne et où chaque page donne l’eau à la bouche, la cheffe Hanane Abdelli et sa mère Anissa nous ont convié dans leur établissement, Mama Nissa, qu’elles ont ouvert dans le centre de Paris (rue Mandar, dans le 2e) entre deux confinements, il y a quatre ans.
En consultant le menu, on se rappelle que la chakchouka, une poêlée de poivrons, tomates et oignons parsemée d’épices, la calentica, un flan de pois chiches au cumin, ou encore les cocas, ces chaussons farcis aux épinards, à la viande, au thon ou à la tomate, figurent aussi dans le bouquin. Des petits trésors culinaires immortalisés en photo (l’œuvre de la photographe culinaire Aline Princet) qui deviennent soudainement réalité dès lors qu’on pénètre dans la cuisine du restaurant-traiteur, et qui exhalent un fumet irrésistible donnant à l’auteur de cet article l’envie irrépressible de troquer son stylo contre une fourchette et son carnet contre une assiette. Mais celui-ci de reprendre immédiatement ses esprits et d’écouter ce qu’ont à raconter Anissa et Hanane.
Multiples influences
« Ce livre est la suite logique de l’ouverture de notre restaurant, raconte Hanane. Souvent méconnue, la cuisine algérienne est restée trop longtemps dans l’ombre de ses voisines marocaine et tunisienne. Et si le couscous reste l’emblème national, elle a bien plus à proposer et reste une perle cachée du Maghreb qui mérite le détour. » Anissa, sa maman, rappelle que la gastronomie de son pays d’origine est liée à son histoire et à ses multiples influences, berbère, ottomane, juive séfarade, espagnole, française… Mais aussi à son immensité – l’Algérie, est le plus grand pays d’Afrique – qui offre une grande variété culinaire d’une région à l’autre. Ainsi, dans le sud, où la population doit composer avec la rudesse climatique et l’aridité du Sahara environnant, les mets sont frugaux (la datte, l’orge et le blé sont les principaux aliments des bédouins) mais toujours goûteux.
Composé de farine, d’eau et de sel et se cuisant directement dans le sable sous la braise, le pain des sables fait partie des spécialités locales. Sans bouillon, sans viandes et sans épices, le couscous kabyle (amekfoul) est à mille lieux du couscous traditionnel. Il se mange généralement végétarien, avec un œuf et du lait fermenté. Tandis que la rechta (plat à base de pâtes fraîches artisanales), véritable symbole de la gastronomie algéroise, est originaire du monde turco-mongol, « comme 80 % des spécialités de la capitale », précise Hanane.
La cuisine algérienne, une affaire de femmes
Pourtant, bien que riche et variée (il y a autant de couscous que de régions en Algérie), la cuisine algérienne reste méconnue et souffre de la concurrence de ses voisines marocaine et algérienne, la confinant dans un rôle de « grande oubliée ». « Plusieurs facteurs expliquent que la gastronomie algérienne ait si peu de visibilité, explique Hanane. Il y a d’abord l’histoire complexe du pays, marquée par la colonisation et des conflits internes qui ont débouché sur des épisodes traumatiques. » Ensuite, un tourisme atone qui empêche la promotion de la cuisine locale auprès des visiteurs étrangers. Enfin, le fait que la cuisine algérienne soit surtout valorisée dans les foyers où ce patrimoine se transmet de façon orale, de génération en génération. « En Algérie, manger des plats typiques relève du domaine privé, ce sont des recettes au secret bien gardé, qui sont l’affaire des femmes. » Une habitude qui perdure : à Alger, les restaurants, tenus en grande majorité par des hommes, proposent principalement de la street food. « Grâce à ce livre, les recettes traditionnelles algériennes sortent de leur isolement et deviennent accessibles à tout le monde », ajoute Hanane.
Dans la famille Abdelli, la cuisine est une tradition qu’on se transmet de mère en fille. Hanane a 38 ans quand sa mère lui fait remarquer qu’il est temps qu’elle mette elle aussi la main à la pâte afin de faire perdurer ce fabuleux savoir-faire auprès de ses enfants. Elle lui confie alors son vieux carnet de recettes, passé de main en main à travers les âges, qu’elle avait elle-même reçu à l’occasion de son mariage, à Alger, en 1978. Un vade-mecum dont la jeune femme ne va plus jamais se séparer et qui provoque chez elle une prise de conscience. Quelques mois plus tard, elle décide de faire une pause dans sa carrière de cadre supérieure et d’ouvrir un restaurant-traiteur qu’elle baptisera Mama Nissa en hommage à sa mère. Hanane intègre alors l’incubateur de la prestigieuse école Ferrandi et remporte le premier prix d’un concours organisé par cette institution. Pas en reste, Anissa suit dans la même école une formation professionnelle de façon à obtenir les outils qui l’aideront à passer de la cuisine familiale à une cuisine à plus grande échelle.
La Courneuve, terre d’attache
Pour Hanane et ses frères et sœurs, la cuisine est aussi un précieux remède pour lutter contre les affres du déracinement. Quand, à la fin des années 1980, les Abdelli émigrent en France pour soigner une des sœurs qui est gravement malade, une nouvelle vie commence. Et pour que celle-ci soit la plus douce et facile possible, ils s’intègrent à leur manière : à la maison, dans le 15e d’abord puis à La Courneuve, le français devient la langue de prédilection et la réussite dans les études une nécessité absolue. Mais s’il y a bien un pan de leur pays avec lequel la famille refuse de rompre, c’est la cuisine. Un lien indéfectible qu’elle va s’évertuer à nourrir et partager. « Ma maman s’est toujours appliquée à préparer avec amour nos plats préférés, recréant ainsi notre enfance dans chaque bouchée. Pour nos anniversaires, les fêtes ou nos succès scolaires, elle passait des heures en cuisine à préparer de véritables festins, se souvient Hanane. La cuisine est devenue un pont avec le passé, plutôt que la langue ou tout autre élément culturel. Elle est porteuse d’une mémoire puissante. »
En 1990, la famille déménage à La Courneuve. « Je souhaitais me rapprocher de mon lieu de travail, la mairie où j’ai effectué toute ma carrière, et élever mes cinq enfants dans une maison avec un grand jardin, confie Anissa. Nous avons trouvé notre bonheur dans le quartier des Quatre-Routes. Cette maison est aujourd’hui le lieu où mes enfants et mes petits-enfants aiment se retrouver, ils nous ont d’ailleurs interdit de la vendre. Nous n’avons que des bons souvenirs à La Courneuve. » Entre le centre équestre départemental UCPA, le parc Georges-Valbon (devenu l’été dernier un lieu phare de célébration des Jeux olympiques et paralympiques) et les initiatives locales visant à dynamiser le territoire (La Courneuve plage, par exemple), les Abdelli se disent comblés, fiers surtout d’avoir été des témoins privilégiés du développement de cette ville rarement épargnée par les stéréotypes.
« Dans notre cuisine aussi, on se bat contre les préjugés, intervient Hanane. La composition de nos plats prouve que la gastronomie maghrébine n’est pas faite que de plats lourds et caloriques. Nous avons décidé d’adopter le régime méditerranéen qui repose sur des fruits et légumes de saison, une huile d’olive de qualité, des légumineuses, des céréales et certaines épices. » Ainsi, la présence du cumin rend-elle plus facile la digestion des légumineuses. La cannelle, reconnue comme antivirus et antiseptique, permettrait de réduire la glycémie. Le curcuma possède de puissantes propriétés anti-inflammatoires et antioxydantes.
Enfin, l’utilisation d’herbes et d’épices en abondance permet de réduire la quantité de sel et aromatise les plats. « La chorba est une soupe sans matières grasses et le couscous un plat complet à base de blé et de légumes », fait remarquer Anissa. Puis de rire : « On dit que les Méditerranéens vivent longtemps, on sait pourquoi désormais. »
Grégoire Remund
Photos Nicolas Moulard
*Goûts d’Algérie. Recettes et rencontres,
de Hanane et Anissa Abdelli,
Mango Editions, 208 p., 31,95 €.